Demander à des Montréalais de réfléchir sur le magasinage en ville en 2016, c'est un peu comme demander aux Floridiens ou aux Bahamiens de parler de jardinage au lendemain du passage de l'ouragan Matthew.

On ne peut juste pas en parler : on est encore pris dans les bouchons, dans les travaux.

Comment donc avoir une discussion sensée sur le « désert commercial » dont parle la firme Demarcon, dans sa nouvelle recherche pour la Ville de Montréal sur l'état des lieux du shopping urbain et dont mes collègues Pierre-André Normandin et Maxime Bergeron faisaient état en ces pages hier ? Faire ses courses en ville, parfois dans son quartier, parfois juste un tout petit peu à l'extérieur de son périmètre, relève trop souvent de l'expédition. On ne peut pas ne pas en tenir compte si on veut se pencher sur la santé du commerce citadin. Tout comme on ne peut pas ne pas tenir compte de la popularité grandissante du commerce électronique que le tiers de la population québécoise pratique. On parle de 8 milliards de dollars de ventes en 2015, soit 7,3 % du marché. Ce n'est pas un chiffre énorme, mais la hausse est constante, d'année en année. Et ceci affecte naturellement tous les commerces, de plus en plus.

Est-ce dire qu'il faut abandonner l'idée même de faire ses courses en ville ? Surtout pas. Le commerce ce n'est pas qu'un geste utilitaire pour combler un besoin pratique. C'est une activité sociale, un univers d'apprentissages, de découvertes. Dans un commerce on croise des gens, on voit comment le monde évolue. On répond à des besoins matériels, mais aussi intellectuels et émotionnels. C'est évident quand on parle de restaurants ou de cafés, mais c'est aussi le cas à la petite épicerie du coin, à la boutique de vêtements, chez le cordonnier.

Entre le « shopaholism » de nos sociétés de surconsommation et l'achat électronique sur un site web dépersonnalisé, il y a un univers de socialisation, de vie en commun et de transactions commerciales qui s'appelle la vie de quartier, la vie en ville.

Donc les commerces ayant pignon sur rue sont cruciaux pour notre qualité de vie.

Comment les faire vivre et bien vivre, voilà toute une autre question. Mais je lance quelques idées.

Première chose : cesser de leur faire vivre des stress fous de construction débridée en imposant, notamment, un resserrement sévère de la gestion des travaux. Il est fou qu'en 2016, on doive encore subir des chantiers à répétition où on creuse quatre fois le même trou pour réparer chaque fois un problème différent.

Deuxième chose : accepter que la ville est un organisme en constante fluctuation, donc qu'il est normal que l'attrait de certains quartiers flétrisse avec les années. L'adaptation, la transformation, le changement font partie du portrait de la cité. 

L'important dans tout ça est que certains commerces réussissent à s'ancrer et à résister contre vents et marées pour garder le quartier en vie malgré tout. On pense au Leméac sur Laurier Ouest ou L'Express et Arthur Quentin rue Saint-Denis, qui ne baissent pas les bras.

Troisièmement, je dirais qu'il est crucial de reconnaître l'importance de la diversité et de l'énergie qui viennent de la rencontre entre différentes réalités sociales et économiques. En ville, les quartiers les plus trippants sont rarement uniformes. Les besoins différents de citoyens différents - par leur âge, revenus, origines culturelles, activités professionnelles, etc. - sont ce qui crée la richesse des zones commerciales. Personne ne veut huit boucheries fines dans un seul noyau villageois ou encore sept terrasses de type « apportez votre vin » comme on l'a déjà vu dans les rues Duluth ou Prince-Arthur.

Quatrièmement, il est clair que les Montréalais aiment lesdits « noyaux villageois », ces artères qui donnent aux quartiers des airs de villages avec leurs commerces variés. Monkland à Notre-Dame-de-Grâce est un exemple, Masson évidemment, Wellington à Verdun, Notre-Dame Ouest à Saint-Henri, Saint-Viateur... On pourrait croire que ces espaces sont de moins en moins populaires, si les centres commerciaux le sont supposément de plus en plus, mais de nombreux facteurs militent pour eux, comme l'éveil des citadins aux transports actifs, un phénomène porteur si on en juge le nombre croissant de jeunes vivant en ville qui tardent à obtenir leur permis de conduire. Les politiques concernant l'alcool au volant participent aussi à l'apparition de restaurants, bars et cafés excentrés, dans des quartiers connus d'abord comme résidentiels. S'ils sont populaires, ces troquets peuvent ensuite lancer la renaissance commerciale de certains secteurs. Le Saint-Urbain à Ahuntsic est un excellent exemple de ce phénomène, ou encore le Joe Beef dans la Petite Bourgogne.

Cinquième et dernière chose qui me vient à l'esprit : l'importance de la flexibilité réglementaire de la part de la Ville. Dans les changements politiques que peut amorcer l'administration municipale, il pourrait y avoir, bien sûr, des baisses de taxes pour encourager certains types de commerces de proximité, plus petits que les autres ou offrant des services nouveaux et modernes. La Ville pourrait aussi encourager les micromarchés fermiers - et non les revendeurs - aux abords de ses institutions ou encore aménager les petites rues commerciales pour rendre leur fréquentation le plus conviviale possible, pour les piétons et les cyclistes, mais aussi sachant que certaines personnes à mobilité réduite ont besoin de leurs voitures. Soyons réalistes.

Mais ce qu'il faut surtout garder en tête, à travers tout cela, c'est qu'il n'y a pas de modèle absolu pour tout le monde et le fiasco des terrasses de la place Jacques-Cartier - et ailleurs à Montréal - en est un bel exemple. Il est temps que la Ville réalise que son modèle de terrasse détachée des façades ne convient pas à toutes les rues, à tous les espaces, à toutes les ambiances. Il y a des rues où c'est tolérable, voire mieux, d'autres où ça ne marche pas. Écouter les commerçants et les citoyens à cet égard ne peut qu'être utile. La solution ne peut être uniforme.

Et il faut en trouver une. Parce que les Montréalais veulent vivre dans leur ville, dans ses parcs, ses bibliothèques, ses musées et ses écoles, mais aussi beaucoup dans ses épiceries, ses boutiques de vêtements, ses quincailleries ou ses boulangeries. Leur ville, c'est tout ça.