« C'est Louise Latraverse, une grande amie, qui m'est arrivée un jour à la boutique et qui m'a dit : "Bon ben là Denis, si tu veux faire des sous, va falloir que tu changes ton approche pour vendre à toutes les femmes " », raconte le designer et homme d'affaires Denis Gagnon, propriétaire d'une griffe et d'une boutique qui porte son nom dans le Vieux-Montréal.

« Et j'ai choisi de l'écouter. »

Gagnon est donc retourné à sa table à dessin, est allé fouiller dans ses archives pour retrouver des modèles de base, et il a conçu une nouvelle collection, celle qui est actuellement en magasin, destinée aux femmes de tous âges et toutes « silhouettes » - il préfère ça à « tous les formats » - à prix franchement concurrentiels.

Pour la mise en marché de tout ça, il a organisé une séance de photos avec la comédienne, qui, avec ses 75 ans, sa tête toute blanche et son 1,57 m, n'a pas exactement le gabarit d'un mannequin traditionnel. Il l'a mise en duo avec sa voisine, Elyse Ménard, une jeune beauté dont Louise Latraverse est sûre qu'elle va finir astronaute et qui jouait aux top models pour la première fois.

Ajoutez à ça quelques changements en boutique, notamment un nouvel accès direct de la rue - le commerce était uniquement au sous-sol auparavant.

Et son repositionnement était lancé.

Résultat : une hausse des ventes de 40 % depuis six mois. « Pour la première fois depuis l'ouverture il y a six ans, je fais de l'argent avec ma boutique, explique-t-il. Avant, pour arriver, je devais toujours faire des contrats à l'extérieur. Là, ça marche et croisons les doigts pour que ça continue. »

Comment explique-t-il ce revirement ? En partie par la faiblesse du dollar qui encourage les Américains à acheter ici. « J'entends constamment la question : "How much is it in US dollars ?" dans la boutique. »

Mais aussi l'ouverture affichée de sa collection à toutes les silhouettes et la baisse de prix.

Il continue de produire des robes de soirée très chics aux prix plus substantiels, notamment sur mesure, mais en boutique, la robe la plus chère est 350 $, assure-t-il. Et il y en a plusieurs à 120 $. « On est en concurrence avec COS et Zara. On ne peut pas l'oublier. »

Et les modèles font à tout le monde. « Les femmes de 45 ans et plus - parce que ce sont elles qui l'ont, l'argent ! - , et qui ont envie de s'habiller en créateur, n'ont pas toutes la même silhouette. C'est à elles que je dois penser. »

La mode québécoise souffre depuis longtemps de cette perception qu'elle est à la fois chère et élitiste, ce qui n'est pas nécessairement vrai, mais pas tout à fait irréaliste non plus.

Marie Saint Pierre, par exemple, est une marque québécoise de luxe, au même titre qu'Acne Studio est une marque suédoise de luxe et Donna Karan une marque américaine de luxe.

On ne peut pas s'attendre à ce que tout le monde en achète, histoire de défendre à tout prix l'achat local. Mais on ne peut pas non plus vouloir que toute la production québécoise soit bon marché. La grande création de ce niveau a un prix. Autant pour la qualité du dessin que des tissus ou de la confection.

La réalité, c'est que les designers d'ici, de Philippe Dubuc à Unttld, en passant par Rad Hourani, Mariouche Gagné, Eve Gravel et Travis Taddeo ont plusieurs modèles d'affaires et une vaste gamme de prix et d'approches. Il y en a pour tous. Et la réalité c'est que Denis Gagnon a toujours eu des produits abordables dans ses collections, ainsi que des pièces portables par des non-mannequins.

Mais il fallait le coup de barre pour le communiquer.

« Pour développer la mode québécoise, il faut évidemment viser l'exportation, mais il faut aussi bien s'occuper de la clientèle locale, mieux faire connaître les produits », explique Debbie Zakaib, directrice de M Mode, la nouvelle grappe métropolitaine de la mode dont le but est de promouvoir cette industrie.

« Les gens ne connaissent pas assez les produits, la variété de l'offre, le fait qu'il y en a réellement pour tout le monde, ajoute-t-elle. Il faut en parler plus. »

Il y a quelques années, la maison Reitmans a fait deux collections capsules avec Marie Saint Pierre, où on pouvait donc acheter des robes de la créatrice pour parfois 80 $ plutôt que 800 $. Les deux saisons ont cartonné, mais l'exercice a été plus difficile l'année suivante, quand la chaîne a fait une entente avec Martin Lim, une autre griffe aujourd'hui disparue, moins connue.

Le public a-t-il répondu aux designs ou est-ce la marque Marie Saint Pierre, déjà bien établie, qui a convaincu les foules, comme c'est le cas quand H & M fait des ententes avec Balmain ou Alexander Wang ?

Et qu'est-ce qui fait connaître les marques québécoises, qui leur permet de s'incruster dans l'esprit du public ? De gagner de la notoriété ?

« L'important, aujourd'hui, c'est que tout le monde sache que Denis Gagnon, c'est pour tout le monde », lance Louise Latraverse. Elle n'en peut plus, explique-t-elle, de la mode formatée, des boutiques pour tailles plus, des collections jeunes ou pas jeunes, de l'idée même que la mode ne soit pas nécessairement ouverte à tous.

Et sa vision pour la marque Denis Gagnon, dont elle est maintenant le visage publicitaire, c'est ça. En attendant que tout le monde emboîte le pas et que les frontières tombent, cette marque sera celle que l'on connaîtra, car elle l'aura fait ouvertement, clairement, en premier.