Il y a 20 ans, pour remplacer une collègue partie en congé de maternité, j'ai couvert les défilés de la semaine de la mode à Paris. Une expérience mémorable.

C'était l'époque où il y avait encore Carla Bruni sur les passerelles, Naomi Campbell, Claudia Schiffer, Nadja Auermann, Stella Tennant... Chaque défilé comptait au moins deux ou trois grandes vedettes qui étaient toutes très grandes, splendides, ultraminces, spectaculaires.

Et puis, il y avait les autres. Les mannequins inconnus, celles dont on ne pouvait pas dire le nom, celles qu'on croisait ensuite dans la rue ou les couloirs sous le Louvre sans paparazzi à leurs côtés. Celles qu'on pouvait voir de plus près et qui affichaient des corps totalement atypiques. Hyper minces, hyper grandes, hyper osseuses. Avec de très longues jambes et de très longs bras vraiment très fins.

C'est drôle, quand on y pense. Ces femmes que le monde de la mode nous impose comme norme sont en fait totalement hors-norme.

Certaines avaient de très jolis visages et une allure sympathique. D'autres moins. Parce que la beauté du sourire et la personnalité sont des caractéristiques qui passent après la hauteur et la minceur quand vient le temps de choisir un mannequin pour les passerelles. Pour les défilés, on dirait trop souvent qu'on cherche d'abord et avant tout des portemanteaux ambulants. Souvent, leurs visages sont absolument neutres. Et en plus, on leur demande de ne surtout pas sourire durant les présentations.

Ces personnages sont légèrement différents de ceux, parmi eux, que l'on retient pour les magazines. Ces femmes doivent alors presque jouer un rôle, comme des actrices, bouger pour provoquer des images.

Sur la passerelle, on dirait presque qu'on les préférerait transparentes. À peine incarnées.

Il est évident que le poids de ces personnages est souvent sous le nombre de kilos considéré comme sain par les médecins. Et il est clair que l'industrie encourage ces femmes à entretenir cette maigreur extrême et malsaine. Les témoignages de trop d'anciens mannequins, à cet égard, sont accablants.

Et c'est donc ce que la nouvelle loi française contre l'anorexie veut cibler. On ne veut plus voir sur les podiums, donc mis en valeur, vêtus pour l'admiration de tous, des corps exagérément amaigris.

L'initiative est bonne.

Mais elle ne fait qu'effleurer un problème qui se passe très largement à l'extérieur des défilés.

Connaissez-vous la blogueuse Chiara Ferragni? L'auteure du blogue The Blonde Salad? Elle cartonne. Sur Instagram, 3,6 millions de modeuses boivent ses recommandations et admirent ses photos d'elle-même. La Chiara, la Milanaise, est maigrissime. Même chose pour Leandra Medine, la blogueuse derrière Man Repeller, suivie par près de 900 000 personnes sur Instagram. Leandra est hilarante, très portée sur l'autodérision, adorable et elle aussi se met partout en photos, plus que filiforme.

Aurait-elle autant de succès si elle portait du 8 au lieu du 0? Pas certaine du tout.

Leandra, Chiara et des dizaines d'autres, toutes ces blogueuses, ces utilisatrices des réseaux sociaux, qui font la pluie et le beau temps dans l'univers de la médiatisation de la mode, ont ceci en commun. Elles ont la silhouette que préconisent toutes les séances de photos des magazines Glamour, Bazaar et autres Vogue de ce monde. Elles ont le même type d'IMC qu'Anna Wintour, Karine Roitfeld et toutes les rédactrices de magazines qui l'ont imposé.

L'extrême minceur des passerelles n'est qu'une minceur, souvent étrange, mais presque marginale.

En outre, la nouvelle loi va-t-elle demander aux réalisateurs de choisir des actrices de tous les formats? Va-t-elle exiger des publicitaires qu'ils varient un peu leurs types de femmes quand ils font leur casting ? Va-t-on envoyer des subpoenas aux stylistes des magazines pour qu'ils invitent dans leurs studios des filles avec une panoplie variée d'IMC normaux?

Va-t-on aller voir si, sur les plateaux de photos ou de tournage, on sert à manger et si on y encourage tout le monde à avaler un petit-déjeuner digne de ce nom?

Peut-on réellement légiférer contre la passion du monde de la mode, des hommes et des femmes qui le composent et le consomment, pour que la norme en faveur de bonhommes allumettes laisse place à toutes les silhouettes?

Parce que le débat sur les images imposées à nos enfants par les designers, stylistes, photographes et compagnie dépasse la question du poids. Il n'y a pas que les non-ultra-sveltes qu'on écarte. Il y a toutes sortes d'autres femmes que ce monde boude. En fait, il y a toutes celles qui ne sont pas blanches, pas grandes, pas jeunes, pas toutes sortes de choses.

Ce n'est pas d'une loi contre la maigreur dont on a besoin, mais plutôt d'une loi pour la diversité, pour l'inclusion.