Je l'avoue. Je faisais partie des huit Québécois et quart qui allaient chez Target.

Je ne suis pas démolie par l'annonce faite jeudi de la fermeture de tous ses 133 magasins canadiens, parce que j'ai une relation complexe avec moi-même quand vient le temps d'aller dans une grande surface de ce type.

Je préfère encourager les petits commerces.

Je préfère encourager les établissements canadiens, et Target, malgré ses plus de 17 000 employés d'ici et donc des pertes d'emploi terribles, est d'abord et avant tout une chaîne américaine.

Je préfère aussi encourager les entreprises qui s'approvisionnent essentiellement localement.

Cela dit, j'aimais bien aller faire un tour chez Target de temps en temps. Pour acheter un panier à linge, une planche à repasser, des verres en plastique pour le jardin.

Il y a quelques années, quand la chaîne n'était pas encore au Canada, j'avais fait livrer à une adresse américaine, par l'internet, des linges à vaisselle, une housse de couette, quelques coussins et une jetée de chez Target, parce que c'était des produits dessinés par Dwell Studio, une maison de design new-yorkaise lancée par une Canadienne qui avait fait une collaboration ponctuelle avec le géant de la vente au détail de Minneapolis. Vous auriez dû voir la face du douanier.

« Oui, je viens d'aller chercher des torchons design que je me suis fait livrer aux États-Unis. » Je me suis fait fouiller comme jamais cette fois-là. Je pense qu'ils ne me croyaient juste pas.

Que voulez-vous, monsieur le douanier, j'aime les affaires design....

Si Target n'est plus à Montréal, j'irai chez IKEA ou Provigo-Loblaw, où on se force aussi, je trouve, pour essayer de proposer des objets usuels pas chers - vous voyez ce que je veux dire, style serviettes en papier, boîtes à biscuits - moins tristounets qu'ailleurs. Et quand j'irai aux États-Unis, je retournerai chez Target. Sans me lancer en quête du Graal consumériste, mais en me disant que si je dois acheter un ouvre-boîte, c'est probablement là qu'ils sont le moins moches et peut-être même qu'ils seront rigolos, à prix raisonnable.

Contrairement à la plupart des autres chaînes de grandes surfaces, Target aime le design. De la cloche à gâteau au tapis de bain en passant par la brosse à légumes, les objets sont chouettes - comme ils sont chouettes dans toutes sortes de petites boutiques, direz-vous. Mais là, ils sont à prix de grande surface.

À une certaine époque, Target faisait carrément affaire avec de grandes stars du design comme le Français Philippe Starck, le Canadien Karim Rashid ou l'Américain Michael Graves pour dessiner poubelles et bouilloires. Sans parler des collections-capsules côté vêtements, avec toutes sortes de griffes, comme Marimekko, Jean Paul Gaultier, Philippe Lim, Missoni ou Liberty. Target le faisait bien avant que H & M ne se lance, avec grand succès, dans des expériences semblables.

Où, ailleurs, voit-on ça?

Pour la mode, oui, de plus en plus de grands détaillants aiment s'associer à de grands talents. Mais côté grille-pain ou économe? Qui le fait ou l'a fait comme la grande chaîne américaine?

Imaginez Canadian Tire qui demande à Louis-Philippe Pratte, de la maison de design québécois À Hauteur d'homme, de dessiner des meubles de jardin. Ou si Metro proposait à la Société-Orignal - marque de produits du terroir québécois très cool - de lui produire une gamme spéciale de miel, confitures et autres condiments. Imaginez Rona qui sollicite Francis Cayouette - un designer québécois qui travaille pour de grandes maisons européennes, dont IKEA - de dessiner une gamme de lampes, ou Couche-Tard qui propose des chocolats Geneviève Grandbois en plus des Smarties?

Target, c'est ça.

Une grande surface qui veut que votre plat à lasagne ou votre tapis de douche soit un peu moins plate qu'ailleurs.

Une sorte de croisement entre Walmart et IKEA, qui est allé à la même école vitaminée que Joe Fresh. Ou n'est-ce pas plutôt Joe Fresh qui a appris du maître?

J'espère que le manque de popularité de Target au Canada, fermé après à peine deux ans en affaires, ne signifie pas que les Canadiens ne veulent pas de cette quête d'un peu de design dans le bas prix. Et que c'est plutôt l'incapacité de la chaîne de livrer la marchandise au Canada - pardonnez-moi l'anglicisme - à la hauteur des attentes des consommateurs en design allumé à prix doux qui l'a empêchée de décoller.

Après tout, Joe Fresh, qui propose des vêtements très bon marché tout en cherchant constamment des designs non ringards - celui qui pilote cette marque associée à Loblaws en général au Canada et à Provigo au Québec est aussi celui qui a fondé Club Monaco - marche très bien au Canada.

Ce que j'espère aussi, c'est que les analystes du marché ne vont pas conclure que les Canadiens préfèrent les produits traditionnels, avec les planches à repasser à motifs floraux figés dans les années 80 et les coussins du même esprit.

Les grandes surfaces, c'est un peu comme le pétrole. On ne s'en débarrassera pas demain matin. Donc peut-on vivre avec elles sans avoir à déprimer chaque fois qu'on achète un balai ou un panier pour la lessive?