Il y a 25 ans, jour pour jour, nous avons appris qu'un homme avait tué 14 femmes à l'École Polytechnique.

Je m'en souviens comme si c'était hier. La neige fondante, les blessés, les ambulances, les étudiants sous le choc, le périmètre clos par les policiers qui croyaient, au début, que c'était une prise d'otages, les mêmes policiers qui ne pouvaient rien nous dire, notamment parce que leur porte-parole était nul autre que le père d'une des victimes.

>>> Notre dossier complet: Polytechnique, 25 ans plus tard

Je me rappelle l'attente dans la nuit, pour en savoir plus.

Je me rappelle ne pas avoir cru les fuites voulant que seules des femmes aient été assassinées.

Que des femmes?

Ça m'a pris d'interminables minutes pour l'entendre. Demandez aux autres journalistes qui étaient là. Le déni total.

Puis, la nouvelle s'est imposée, glaciale, le genre qui vous transit les os, mais surtout l'âme.

Dans les jours qui ont suivi, j'ai écrit un texte, un billet, sur mes impressions. Je me rappelle ça aussi. Je me rappelle écrire avec de grosses larmes, dans la salle de rédaction, tellement gênée, tellement inquiète qu'on ne me croie pas faite assez forte pour ce métier.

Dans ce billet, je me vidais le coeur. Je m'inquiétais de «toutes les bêtises qu'on allait commencer de dire au sujet de cette histoire d'antiféminisme».

Je parlais de la peur.

«Peur de ce qu'on allait dire, peur de ce qu'on allait ignorer. Peur que nos pères, nos amis, nos frères ne réagissent pas, une fois de plus. Qu'ils continuent de croire que nous sommes paranoïaques. Qu'ils refusent encore de nous entendre leur dire qu'on a peur d'être violées, d'être battues, d'être tuées par ceux qui n'ont encore rien compris.»

Et c'est effectivement ce qui s'est passé. L'antiféminisme du tueur n'a pas provoqué un mouvement de solidarité pour protéger les féministes. Au contraire, il a été utilisé contre elles.

Rapidement on les a accusées de vouloir récupérer l'affaire. Exacerbés par l'immensité de l'événement à digérer, les sentiments se sont confrontés, les âmes se sont entre-déchirées, querellées.

Puis, après ce brouhaha douloureux, un long silence assourdissant s'est installé, un gros malaise où on a choisi de se réfugier tous pour essayer de comprendre, séparément.

Où en sommes-nous 25 ans plus tard?

Nous en sommes enfin arrivés à un point où on essaie de comprendre ensemble.

Parce que tranquillement, parce que le temps guérit, parce que d'autres injustices sont survenues ailleurs et nous ont fait réfléchir autrement à la condition des femmes, parce que Denis Villeneuve a fait un film comme un baume, mettant en scène avec une immense justesse la complexité de notre peine, parce que les femmes ont investi la société de mille façons, avec d'autres discours, d'autres alliances, un nouvel espace pour la discussion est apparu.

Il est tellement apparu que c'est au Québec qu'est né cet automne le mouvement #AgressionNonDénoncée.

Le Québec qui n'a pas peur de discuter a réémergé.

Les femmes, surtout des femmes, ont commencé à parler de petites et de grandes violences du quotidien dont elles avaient été victimes, sans craindre de ne pas être crues ou entendues. Elles se sont mises à parler aux hommes, à leur demander de l'aide comme elles avaient voulu le faire, trop tôt, au lendemain de Poly. On a vu des ponts se dessiner.

Pour plusieurs femmes, c'était une première prise de parole. Pour plusieurs hommes, ce fut une première écoute, une première prise de conscience de l'étendue du problème, du fléau.

Où en est-on 25 ans après Poly?

On en est donc ici, à se parler et à s'écouter. Immense pas.

D'un point de vue plus pratique, on n'a pas beaucoup avancé sur le contrôle des armes, ce qu'on aurait aimé. Parce que quoi qu'en pensent nos amis les chasseurs, on ne tue pas 14 femmes si rapidement, si efficacement, sans arme à feu. Elles se doivent d'être au centre de toute discussion sur la prévention d'une prochaine tragédie.

Cela dit, on n'a pas reculé immensément non plus dans ce domaine. Le registre des armes d'épaules est venu, puis reparti. On aurait pu le garder. Il était déjà payé de toute façon. Néanmoins, pendant tout le temps qu'on était là à discuter, on n'a peut-être pas assez souvent pris le temps de se dire qu'on était quand même bien ici, loin des horreurs à l'américaine où la justice à coups de fusil semble parfois terriblement ordinaire.

Depuis 25 ans on a aussi avancé côté stratégie policière. À Poly, la réaction des forces de l'ordre s'est avérée fort déficiente, mal avisée. Dans le fond, en se tuant, c'est le tireur qui s'est lui-même arrêté. S'il ne l'avait pas fait, il aurait pu causer encore plus de dommages. De cela on a extrait de grosses leçons. Par la suite, de l'Université Concordia à la colline parlementaire à Ottawa en passant par le collège Dawson, les événements impliquant des tireurs ont été beaucoup mieux gérés et, au bout du compte, ont fait moins de victimes.

Il y a 25 ans, jour pour jour, un fou misogyne a tué 14 femmes. Pendant que je vous écris, je reçois des missives sur les réseaux sociaux, dans mon courriel. Beaucoup de messages doux et tristes. Mais il y a de l'agressivité aussi. Des amateurs de fusils qui ont l'impression que je veux leur arracher leur âme en parlant de contrôle des armes.

Il y a aussi des hommes vraiment très fâchés qui m'insultent, pensent que le Québec est dirigé par des femmes qui leur en veulent infiniment.

Je me demande qui ils sont. Combien ils sont. Où ils sont.

Comment on peut faire pour leur parler, dans certains cas pour les aider.

Parce que c'est ça, fondamentalement, que nous devons tous chercher à faire aujourd'hui.

Nous assurer que personne ne soit suffisamment en détresse pour partir avec une arme, ou trouver cette arme, et s'attaquer à nos filles, nos soeurs, nos mères, blondes, amies.

Geneviève, Hélène, Anne-Marie, Sonia, Annie, Barbara, Michèle, Annie, Maud, Maryse, Barbara, Maryse, Anne-Marie, Nathalie, vous devriez encore être ici.