Sur la couverture de l'édition internationale du magazine américain Time cette semaine, on ne parle pas de guerre, ni d'élections, ni même de haute technologie. On parle d'alimentation. De cuisine. On présente trois «nouveaux dieux» de la nourriture, en annonçant comment la grande vague d'intérêt pour les fourneaux qui déferle chez les gourmands et les gastronomes est en train d'influer sur le contenu des assiettes de tout le monde.

Un des chefs présentés s'appelle René Redzepi. Il est danois, chef du Noma et est une figure de proue du locavorisme nordique.

Un autre s'appelle David Chang. New-Yorkais, il s'est fait connaître en popularisant une cuisine américano-asiatique moderne, éclatée, célébrant le métissage du continent nord-américain (un de ses restaurants Momofuku est d'ailleurs à Toronto).

Le troisième porte le nom d'Alex Atala. Il est brésilien et a 45 ans. Au Québec, on le connaît encore peu, mais, chez lui, il est la star incontestée de la révolution gastronomique sud-américaine, promue par l'immense richesse du terroir et un nouveau vent de liberté et de fierté qui balaie les cuisines de tout ce continent, du Mexique au Pérou en passant par un Brésil en effervescence olympique et économique.

«Je suis ravi d'être sur la photo du Time, mais ce n'est pas mon moment», explique un Atala spectaculairement tatoué dans un français remarquable, lors d'un entretien à São Paulo, où se trouve son restaurant D.O.M., un habitué des palmarès gastronomiques mondiaux. «C'est le moment de la cuisine. La cuisine est rendue plus forte que le cinéma.»

Il est vrai que le dossier du Time porte sur toutes sortes de questions politiques, économiques et culturelles liées à la nourriture et aux restaurants, un sujet qui fascine un public américain de plus en plus «foodie», de plus en plus préoccupé par les défauts criants de son modèle agro-industriel.

Mais ce n'est pas un hasard si Atala s'est retrouvé à la une.

Le chef brasse la cage, secoue son monde. Secoue notre monde. Et pas uniquement les clients de sa table des Jardins, quartier huppé de la métropole brésilienne.

En août, alors qu'il était invité à Copenhague à MAD, le symposium annuel de son ami Redzepi, Atala est arrivé sur scène avec un poulet vivant, pour ensuite lui casser le cou avec ses mains devant une foule estomaquée.

«Maintenant, mangeons», a-t-il déclaré en brandissant la volaille sans vie. Sur son t-shirt, on pouvait lire: «Death Happens». La mort existe.

Au Brésil, ce coup d'éclat a créé une certaine controverse, mais le chef persiste et signe. C'était un signal de réveil, de conscientisation face à ce que l'on mange.

À São Paulo, cette semaine, il en a reparlé devant une foule venue l'écouter à la conférence Semana Mesa (où j'étais invitée). Il a expliqué qu'il voulait rappeler que, derrière chaque bouchée de viande, il y a une mort. Une mort qu'il faut respecter en traitant bien les produits de viande que l'on veut manger.

«La mort de mon poulet était triste, mais pas aussi triste que la mort de milliers de poulets chaque jour», a-t-il expliqué. De poulet mal engraissés, mal préparés, mal appréciés. De poulets industriels gaspillés ou dont on oublie, lorsqu'on les voit sous cellophane, qu'ils ont un jour été vivants.

Il y a trois ans, au même événement MAD, le chef est arrivé avec des fourmis comestibles, produit qu'il utilise encore chez D.O.M. en pré-dessert, en hommage aux traditions entomophages de son pays. Réflexion sur l'avenir de la planète qui devra peut-être apprendre à se nourrir plus souvent de protéines d'insectes si on veut alimenter tout le monde.

Là encore, l'idée a frappé fort. Le concept a été repris par d'autres chefs dont Redzepi. Un tabou venait d'être brisé. Et la frontière de l'avant-garde venait d'être repoussée.

Atala vient de São Paulo et a grandi dans la métropole brésilienne, mais il est de plus en plus connu comme le champion de l'Amazonie, où il va chercher ses produits, où il a lancé une fondation pour la préservation des cultures alimentaires patrimoniales, où un terroir encore peu exploré par les chefs a un potentiel gigantesque, croit-il.

Un potentiel qui ne s'est jamais développé tant que la culture gastronomique brésilienne, mais aussi occidentale, est restée eurocentrique, même franco et italocentrique.

«Maintenant, il y a un tout nouvel orgueil ici, qui fait partie d'une vague d'énergie que l'on voit partout», explique ce grand rouquin de 45 ans. Depuis la révolution moderniste de Ferran Adrià et la vague nordique, la cuisine s'est libérée, explique-t-il. C'est ce qui permet aux chefs de regarder leur terroir et leurs produits traditionnels avec un tout nouvel oeil créatif.

«Et c'est un phénomène mondial», note Atala, qui cuisine avec d'obscurs poissons fossiles du Rio Negro ou avec du jus de tapioca fermenté, et qui donne à des escargots de mer géants des airs de foie gras. Il y a longtemps, d'ailleurs, qu'il ne cuisine plus avec ce produit ni avec le caviar importé et autres classiques du luxe à l'européenne.

Pour lui, le luxe, c'est d'offrir aux convives son temps, son expertise et ses idées sur une assiette. Délicieuses créations ancrées dans une terre brésilienne gourmande dont on n'a pas fini d'entendre parler.