«Saviez-vous qu'aux États-Unis, il y a 50 millions de personnes qui mangent avec des bons de nourriture?», me lance Lilia Smelkova, gérante de la campagne américaine Food Day. «On parle d'un Américain sur six, surtout des enfants.»

Je suis au symposium Terroir, à Toronto, un événement annuel de discussion sur toutes sortes de thèmes alimentaires organisé depuis sept ans par Arlene Stein. La salle est remplie de chefs, de producteurs, de clients, de journalistes, de penseurs, de multiples invités internationaux prestigieux.

Et un thème revient depuis un moment: qui a accès à cette nourriture bio, éthique, naturelle et généralement anti-industrielle propre et juste dont on parle sans cesse depuis que le mouvement Slow Food a lancé sur la scène mondiale une vaste réflexion sur la qualité de ce qu'on mange?

La vérité, affirme Nick Saul, un des conférenciers, coordonnateur d'un nouveau groupe de centres alimentaires communautaires, c'est que «les pauvres ont été laissés pour compte dans une révolution menée d'abord et avant tout par les consommateurs». Et les consommateurs de classe moyenne.

En disant aux gens de «voter en consommant différemment», les amateurs de bonne nourriture ont déclenché un mouvement qui leur permet de s'approvisionner avec des produits plus éthiques, plus écologiques, meilleurs au goût. Mais les pilotes de ce mouvement, croit M. Saul, n'ont pas tenu compte de tous ceux qui ne peuvent pas participer en achetant différemment, parce qu'ils n'en ont tout simplement pas les moyens.

«Il faut s'éloigner du citoyen consommateur et revenir au citoyen juste mangeur. Il faut penser au-delà de notre propre fourchette.» En d'autres mots, il faut repenser la révolution alimentaire pour qu'elle inclue plus de gens.

Au menu? Plus de jardins communautaires en ville, plus d'activités de cuisine qui visent à inclure tout le monde, à transmettre des savoirs. Plus d'assistance sociale, croit M. Saul. Moins de banques alimentaires et plus de programmes qui permettent activement aux gens les plus démunis de reprendre les rênes de leur alimentation et de mieux manger.

Selon lui, les plus démunis qui consomment de la malbouffe ne le font pas nécessairement par ignorance ou par manque de volonté, mais parce qu'ils sont coincés, sans moyen, sans solution de rechange réaliste, devant une machine agro-industrielle qui cherche par tous les moyens à leur faire avaler cette solution.

«Les géants industriels vendent de la nourriture bon marché, qui crée une dépendance, disponible absolument partout et commercialisée et publicisée à mort. Ne me parlez pas de la responsabilité individuelle des gens face à ça», lance l'organisateur communautaire.

Échos semblables chez des participants venant de l'autre côté de l'océan. «Si ce n'est pas réellement égalitaire, je ne vois pas comment notre nouvelle culture alimentaire peut créer un meilleur monde», ajoute la chef danoise Trine Hahnemann, elle aussi en visite au Canada pour l'événement. L'accès à la bonne cuisine bien naturelle, bien écologique, doit être ouvert à tous. Et pour cela, il faut aborder le problème par toutes sortes d'angles, en commençant par l'éducation.

«Selon moi, il faut ramener sérieusement les cours de cuisine à l'école», dit-elle par exemple. Et encourager les programmes scolaires incluant le jardinage et l'apprentissage de la culture alimentaire. Il faut que les gens participent, ne soient pas passifs. «Au Danemark, on est dans une situation particulière. Le McDo coûte relativement cher par rapport à bien d'autres pays, donc les plus démunis ne peuvent pas se permettre ce genre de nourriture. Ils vont plutôt acheter des pommes de terre, de la viande de mauvaise qualité, une conserve de sauce, peut-être.»

Ce qu'il faut, dit-elle, c'est partir de ce réflexe pour aller plus loin. Tout en tenant compte de facteurs culturels importants qui font, par exemple, qu'encore aujourd'hui, bien des gens craignent ou méprisent les produits sauvages et vénèrent des aliments comme le boeuf.

Le chef Magnus Nilsson en avait d'ailleurs long à dire sur le boeuf, aliment qu'on ne comprend plus, croit-il.

Le pilote des cuisines du restaurant culte Fäviken croit qu'il faut retisser notre lien avec cette viande pour mieux la respecter, moins gaspiller. À son restaurant, on mange de la viande de vache laitière à la retraite, qu'il fait vieillir pendant des mois dans son cellier, ce qui la rend tendre et savoureuse.

«On gaspille tellement, lance-t-il. On tient la nourriture pour acquise.»

Mais cette piste extrême de remise en valeur de viandes méprisée n'est-elle pas paradoxalement élitiste? Cette viande rejetée est-elle réellement accessible à tous? Où? Comment?

Les portes ouvertes par les réflexions des chefs peuvent aider beaucoup de gens, croit Rene Redzepi, chef du très célébré Noma à Copenhague. Il raconte que, par exemple, un grand agriculteur qui a diversifié ses récoltes pour répondre aux demandes de la grande table fournit maintenant des familles avec des «paniers» très abordables.

«On ouvre les discussions, on lance les idées. Et les producteurs nous inspirent.» Et la roue tourne. Et les effets des questionnements se répandent, de la même façon que les idées sont propagées par les artistes au départ jugés exclusifs. «On ne veut pas que la conversation publique au sujet de l'alimentation soit statique», précise le chef.

Le restaurant Noma a d'ailleurs lancé des forums de discussion, le premier lundi de chaque mois, où on parle de nourriture. «La participation est incroyable, explique Redzepi, dont l'événement est gratuit. La nourriture intéresse beaucoup de gens. Parlons-en.»