Une trace de pieds d'enfant, trempés dans le goudron.

Un champ couvert de vieux avions, alignés parfaitement dans le désert, ou de derricks aux airs d'insectes lunaires.

Des montagnes de morceaux de métal rouillés si gigantesques qu'en plan rapproché, elles deviennent des tapisseries de motifs roux...

Le photographe Edward Burtynsky n'est pas de ceux qui aiment photographier la beauté du monde. Ou plutôt si. Il photographie les horreurs que notre société de consommation préfère ignorer, la face cachée de cette Terre que l'on transforme, en exposant ses airs majestueux. À travers cette lentille scrutant l'arrière du rideau, même la plus aliénante usine chinoise devient une composition portée par la répétition à perte de vue de taches de couleur - ici un costume jaune obligatoire pour les employés, là une combinaison protectrice rose. Ses photos sont belles comme seraient celles d'un volcan aux couleurs magistrales, prêt à accomplir son acte de destruction...

Connu partout dans le monde pour son travail artistique et documentaire, ce Canadien né à Saint Catharines, établi à Toronto, était de passage cette semaine à Montréal pour le vernissage d'une exposition de ses photos au musée McCord. Intitulé Oil, l'ensemble d'oeuvres prises du Bangladesh à la Californie, en passant par la Chine et le Canada, porte sur le pétrole: son extraction, son transport, son utilisation, ses conséquences.

Petit conseil: si vous voulez vous sentir pas trop mal en sortant de là, secoué mais pas terrassé par un malaise aux relents d'essence, rendez-vous à l'expo en métro ou en BIXI, peut-être même à pied ou, à la limite, en voiture électrique.

Car ce que l'exposition nous montre sur le pétrole décoiffe et dérange.

Les armées de voitures, évidemment. Les concours de beauté de camions et les lacis d'autoroutes aussi.

Mais surtout, surtout, toutes ces images de ce qu'on ne voit jamais ou qu'on ne veut pas voir. Les lacs chimiques des sables bitumineux, les pipelines dans la nature verdoyante, les enfants bangladais qui démontent les pétroliers morts, pataugeant dans des mares noires et gluantes.

«Personne ne devrait être choqué par ses photos, à moins qu'on pense que tout cela se passe de façon magique», explique l'artiste en entrevue. Sauf que voilà, nous ne pensons peut-être pas que le pétrole est extrait du sol par magie ou que les moteurs d'avion trop vieux disparaissent d'un coup de baguette. Mais nous choisissons de ne pas y penser. Et Burtynsky, lui, nous empêche de fermer les yeux.

Applaudi partout dans le monde, sujet d'un percutant documentaire intitulé Manufactured Landscape, ce photographe travaille notamment pour le National Geographic et est représenté par neuf galeries, de Cologne à Hong Kong en passant par New York (deux fois plutôt qu'une). Si vous avez envie d'acheter une de ses oeuvres, sachez qu'il est vendu à Montréal, à la galerie Art45. Sauf que j'ai calculé que pour m'en procurer une, je devrais probablement remiser ma voiture afin de me priver d'une centaine de pleins d'essence... Peut-être une bonne idée, dans le fond.

En entrevue, Burtynsky n'est pas catastrophiste. Il nous enjoint de ne pas être anéantis par l'étendue des dégâts que l'humain est en train de commettre, même si notre incidence sur la planète, sur la nature, prend des proportions historiques. Certains géologues, explique-t-il, affirment en effet que nous avons maintenant quitté l'ère holocène pour entrer dans l'ère anthropocène, celle où les conséquences des gestes faits par des humains sur la nature sont telles que l'évolution de la planète a carrément bifurqué. Comme le militant environnementaliste David Suzuki, il prend comme exemple le projet de la société pétrolière Syncrude dans les sables bitumineux de l'Athabaska, qui comprend le déplacement de 30 milliards de tonnes de sol. On déplace ainsi mécaniquement le double de ce que l'ensemble des rivières de la Terre charrient en sédiments, en un an. Actuellement, nouveau projet, Burtynsky se penche sur l'eau. Et ce que ses photos montrent là aussi - on peut les voir sur son site web -, c'est qu'encore, en irriguant des déserts, en détournant cette ressource, en la consommant, c'est la Terre que l'humain est en train de réaménager.

«Notre impact est plus grand que celui de la nature elle-même», dit-il. Les volcans et les tsunamis peuvent aller se rhabiller.

Malgré tout, le photographe ne croit pas que la bonne réaction devant tout cela soit la répulsion ou un découragement fataliste.

Celui qui veut d'abord et avant tout exposer la réalité croit qu'on a de bonnes raisons d'être inquiets. Et de tirer de cet état une volonté de changement. Par les gestes de tous les jours. Par des choix et des actions politiques.

Lui-même a une voiture hybride et s'est acheté une maison proche de son studio, afin de pouvoir y aller à pied. Il prend aussi soin de participer à des programmes qui lui permettent d'annuler l'empreinte carbonique de ses voyages en avion. «On peut aussi demander haut et fort: pourquoi n'avons-nous pas accès à de vraies voitures électriques? lance-t-il. C'est vrai, non, pourquoi n'en avons-nous pas?»

L'artiste rappelle qu'en rechargeant ces voitures durant la nuit, lorsque la demande en électricité est basse, on pourrait tout simplement utiliser du courant qui est là, produit quoi qu'il en soit par nos centrales hydroélectriques.

De telles solutions sont réalistes. À nous d'agir pour qu'elles se réalisent. Après tout, avons-nous réellement encore cette option, comme consommateurs, mais surtout comme humains, de faire des choix non durables?

Si vous en doutez, allez voir l'expo. C'est jusqu'au 8 janvier au musée McCord.