«Si lui est capable de tuer ses deux enfants, et de cette façon-là, alors je ne comprends plus rien.»

C'est un ancien collègue de Guy Turcotte qui m'a fait cette observation un jour, peu après la tragédie, en 2009. «C'était un gars tout à fait bien, très calme, toujours soigné...», m'avait-il dit. Un bel homme que bien des patientes devaient trouver tout à fait charmant. Rassurant comme le sont ces médecins qui maîtrisent un savoir complexe et crucial, salvateur. Un gars apprécié à l'hôpital. Un cardiologue accompli.

Que cette personne soit celle qui a mis sa main ensanglantée sur la poignée de porte d'une chambre d'enfant, selon la photo mise en preuve au procès hier, que ce même gars ait commis un tel geste, celui de tuer ses deux petits, de façon si violente, laisse totalement coi.

À moins qu'on brise le silence avec un sanglot ou une question qui ne mène nulle part...

Avoir tout peut ne rien donner.

Il me fait penser à Bertrand Cantat un peu, cet homme. Un peu seulement. Car la tragédie du chanteur de Noir Désir n'est quand même pas aussi sanglante que celle de Piedmont, bien que cela n'enlève absolument rien à l'horreur et à la perte. Ces deux histoires évoquent cette même idée qu'au coeur de gens plus que fonctionnels en société, ceux qui sont du bon côté de cette frontière invisible que tracent la chance et la réussite, se cachent des monstres. Des meurtriers qui apparaissent et disparaissent, au sein parfois d'une même personne, sans qu'on ne puisse suivre le fil de leurs gestes immondes.

Pas étonnant que quelqu'un, quelque part, ait inventé un jour l'idée du diable pour mettre un nom sur cet innommable cyclone où la raison et l'amour disparaissent ainsi ensemble.

* * *

«Toi, tu ferais quoi avec les photos?», m'a demandé quelqu'un dans la salle de rédaction, hier après-midi, après qu'elles eurent été rendues publiques.

- Tu le sais, ce que je ferais», ai-je répondu.

Pas compliqué: je dis à peu près toujours la même chose quand on me montre des photos horribles. Non. À moins que le photographe ait pris un cliché qui dépasse le sens premier de l'image. Mais des photos techniques de policiers? Pourquoi? Moi, je préfère les journaux qui se font discrets. Sur le site web, peut-être, bien cachées... Je ne veux pas que mes enfants les trouvent.

«Même la photo de la poignée?», m'a-t-on demandé.

Même la poignée. Et surtout les flaques de sang à côté du lit à barreaux.

Il y a des horreurs qui n'ont pas besoin d'être montrées. Les décrire suffit et marque parfois encore bien plus. Ma collègue Christiane Desjardins, qui assiste au procès et nous raconte tout ce qui s'y passe, fait de l'excellent travail. Le vomi sur le chandail du médecin, quand on l'a trouvé. Le verre de lave-glace. Tout y est.

Mais surtout, derrière le sang, l'accablement et le choc pour les policiers et les ambulanciers. Et le désespoir de la grand-maman des petites victimes, la mère du meurtrier, qui appelle le 911 parce qu'elle craint que son fils ne se soit suicidé...

Lisez ses textes et vous n'en demanderez pas plus.

Quand le pire est trop grand, il finit par occuper tant d'espace qu'on n'a plus la place pour réfléchir. Les photos envahissent cette petite élasticité du coeur qu'il faut pour absorber le choc.

S'il faut revoir une photo, que ce soit celle de ces deux petits encore bien vivants et souriants, collés l'un sur l'autre, parue après le crime. Plus mignons que ça, tu ne devrais jamais mourir.

Comme nous l'a rappelé récemment le dramaturge Wajdi Mouawad, les Grecs de l'Antiquité écrivaient des tragédies pour tenter d'organiser leurs pensées face à la souffrance. Ils ont aussi construit toute une mythologie d'une complexité pratiquement aussi riche que la nature humaine. Et ces mythes comptaient parmi leurs héros le personnage de Médée, une mère qui tue ses enfants pour attaquer en fait leur père, Jason, l'homme de sa vie, qui l'a répudiée pour une autre.

Suis-je la seule à trouver que Médée était un peu là, sous la neige, par ce jour affreux de février?