J'ai été ébranlé lorsque j'ai appris la nouvelle, fin mai: Gord Downie, chanteur de Tragically Hip, atteint d'un cancer incurable. Onde de choc au Canada anglais; quelques mentions dans les médias québécois. Deux solitudes devant une mort annoncée.

Je ne m'en vante pas trop - on finirait par me le reprocher - , mais j'ai été fan de Gordon Downie et des Hip dès leurs débuts. Ils m'ont réconcilié avec le rock canadien à la fin des années 80 (je n'ai jamais été très Rush) de la même manière que je me suis réconcilié avec le rock québécois grâce à Jean Leloup, quelques années plus tard.

En cette veille de 1er juillet, j'ose un coming out: j'ai été, à l'adolescence, assez porté sur la culture canadienne. Certains diraient que j'avais une inclination «outre-Outaouaise». L'un de mes films cultes était Strange Brew (l'équivalent canadien d'Elvis Gratton) et je suivais religieusement la troupe d'humoristes Kids in the Hall (le RBO du ROC).

J'écoutais The Tragically Hip, 54/40, The Grapes of Wrath, The Watchmen, Sloan... J'achetais leurs disques chez Discus, j'allais les voir en spectacle au Rialto, au Club Soda, au Spectrum. J'ai même vu, à 16 ans, The Tragically Hip à la cafétéria du campus Loyola de l'Université Concordia. Chalk Circle avait joué en première partie. Un menu typiquement canadien.

J'ai revu The Hip plusieurs fois par la suite, séduit à chaque reprise - même en ayant perdu intérêt pour les nouveaux albums - par les qualités de showman de Gord Downie. Il entrait en transe sur scène, et nous à sa suite. Il se perdait volontiers dans des histoires rocambolesques, en plein milieu d'une chanson, et nous étions suspendus à ses lèvres.

Gord Downie est pour moi non seulement une figure emblématique, mais aussi l'incarnation même de la culture canadienne. Humble, généreux, déterminé, sans artifices, le sourire en coin.

Ses chansons parlent de villes ontariennes aux «longs noms français» (38 Years Old), d'anciennes légendes des Maple Leafs (Fifty Mission Cap) ou font référence à la CBC (Wheat Kings). Ce sont des hymnes nationaux modernes, qui se sont imposés sans vote au Sénat.

Je me doute bien que Downie doit en partie son statut de demi-dieu du rock canadien au fait de ne jamais avoir percé aux États-Unis (de la même manière que Leloup ne s'est jamais imposé en France). Le Canada anglais nourrit à l'égard des États-Unis une relation d'amour-haine qui s'apparente à certains égards à celle qu'entretient le Québec avec la France.

J'ai appris la semaine dernière que j'avais au moins une chose en commun avec Justin Trudeau, d'un an mon aîné (ceci expliquant peut-être cela): notre album préféré des Hip est Up to Here. C'est l'album de la confirmation, de Blow at High Dough et de New Orleans Is Sinking, après un mini-album homonyme très prometteur. (Day for Night n'est pas loin dans mon palmarès personnel.)

En 2001, j'ai acheté le premier album solo de Gord Downie, Coke Machine Glow (auquel a notamment participé Atom Egoyan), qui était accompagné de son premier recueil de poésie. Downie, ce n'est pas qu'une bête de scène, c'est aussi un poète.

Depuis 15 ans, je me suis peu à peu lassé de la musique - assez répétitive et somme toute conventionnelle - de The Tragically Hip. Lorsque j'ai entendu le premier extrait de leur plus récent album (Man Machine Poem) à la radio il y a deux mois, je me suis dit qu'il s'agissait de la chanson la plus inspirée des Hip depuis un bail. Quelques semaines plus tard, le groupe révélait que son chanteur était atteint d'un cancer du cerveau en phase terminale. Condamné à mort, à 52 ans.

Rien pour l'empêcher de livrer une tournée d'adieu dès le 22 juillet, qui se terminera fin août dans sa ville natale de Kingston (sans malheureusement passer par le Québec). Plusieurs pourront alors lui rendre hommage de son vivant plutôt que d'attendre qu'il disparaisse pour le pleurer.

Je n'ai rencontré Gordon Downie qu'une seule fois, un 2 juillet à Barrie, en Ontario, il y a 11 ans. J'avais passé la veille à Orillia, à quelques kilomètres au nord, dans la chambre d'un Best Western qui empestait la cigarette. Une fête du Canada en solitaire dans un hôtel ontarien défraîchi. Je ne me suis jamais senti plus étranger dans ce pays.

Le lendemain avait lieu l'événement Live 8, concert en appui à l'Afrique, 20 ans après Live Aid, dans huit villes du monde... À Barrie, contrairement à Londres, Berlin, Rome, Paris ou Philadelphie, il n'avait pas été question d'Afrique tant que du Canada, devant 25 000 personnes (on en attendait 35 000) portant des drapeaux, des chandails ou encore des casquettes aux couleurs du Canada ou de l'équipe canadienne de hockey.

Les vétérans Bruce Cockburn, Tom Cochrane, Randy Bachman, Bryan Adams, Gordon Lightfoot, Blue Rodeo et Barenaked Ladies étaient de la partie. Céline Dion, apparue sur un écran géant en duplex de Las Vegas, avait été longuement huée par la foule parce qu'elle ne s'était pas déplacée bénévolement à Barrie, comme les vieux rockers fatigués de Deep Purple et Mötley Crüe. Heureusement, Neil Young avait sauvé l'honneur du Canada en toute fin de spectacle.

Ce fut loin d'être le concert du siècle, comme certains avaient osé le prédire. Mais Gord Downie avait été égal à lui-même, volontaire, enflammé, devant une foule conquise d'avance. «Si la célébrité peut servir d'une quelconque façon, c'est bien à ce genre de choses», m'avait-il confié dans les coulisses, en parlant de l'aide à la population africaine. Une déclaration typiquement canadienne d'une idole canadienne. Mon idole canadienne.