Kamel Daoud consultait son téléphone, inquiet. « Je devais être à Bamako aujourd'hui », m'a-t-il dit d'emblée. Au moment où j'ai rencontré le journaliste algérien, vendredi matin, la prise d'otages de l'hôtel Radisson n'était pas terminée.

L'auteur de Meursault, contre-enquête avait été invité au Mali afin de remettre le Prix des cinq continents de la Francophonie, dont il était le lauréat l'an dernier. Retenu aux États-Unis, il n'a pu s'y rendre.

Depuis plusieurs semaines, Kamel Daoud sillonne les grands campus américains (Yale, Cambridge, Columbia) pour y donner des conférences sur et autour de son premier roman, un hommage en miroir à L'étranger de Camus, publié l'an dernier chez Actes Sud et offert en traduction anglaise depuis juin.

« Il y a des mois que je suis sur la route. Je vais bientôt rentrer chez moi pour me reposer et préparer mon prochain livre », m'explique l'auteur, de passage ce week-end au Salon du livre de Montréal. Il est attendu par certains de pied ferme en Algérie. Depuis décembre 2014, il est visé par une fatwa dans son pays.

Même condamné à mort par des fanatiques, Kamel Daoud refuse de se taire. « Si on se tait, dit-il, on laisse les radicaux criminaliser notre religion. Il faut sauver l'islam des extrémistes. » 

L'écrivain se sent un devoir, une responsabilité de parler et d'expliquer ce qui se passe chez lui. Malgré les menaces et le danger que courent sa famille et ses enfants.

« C'est pour moi de l'ordre de l'obligation morale. Je me sentirais coupable de ne pas prendre la parole lorsqu'il se passe des choses aussi monstrueuses. Ma situation n'est pas celle d'une jeune femme syrienne de 20 ans, kidnappée, violée et vendue. Les femmes du monde arabe sont bien plus courageuses que moi. Moralement, je n'ai pas le droit de me plaindre. Mais chaque jour, je me demande si je dois partir ou rester. Pas pour moi, parce que je l'assume, mais pour ma famille. »

Kamel Daoud tient la chronique la plus lue d'Algérie, depuis plus d'une décennie. Meursault, contre-enquête, oeuvre forte et fine, longtemps pressentie pour le prix Goncourt, a été auréolée du prix Goncourt du premier roman, en mai dernier. Ses articles sont publiés dans le monde arabe, en France, en Italie, aux États-Unis. Il est sollicité de toutes parts.

Le matin de notre rencontre, il faisait paraître un texte d'opinion dans les pages du New York Times sur les paradoxes de l'Occident. « L'État islamique et l'Arabie saoudite. Dans sa lutte contre le terrorisme, l'Occident mène la guerre contre l'un tout en serrant la main de l'autre », écrivait-il. « On dénonce le djihadisme comme le mal du siècle, mais on ne s'attarde pas sur ce qui l'a créé et le soutient. Cela permet de sauver la face, mais pas les vies. »

L'islam n'est pas l'islamisme, rappelle Kamel Daoud, 45 ans, qui croit qu'il est temps, au-delà des discours, d'agir, pour sauver l'homme de lui-même. « Je suis là devant vous et je ne cherche pas à vous tuer, me dit-il de but en blanc. Je suis un être humain comme vous. J'ai des enfants, j'ai une famille. Actuellement, en Occident, on oublie que les premières victimes des islamistes sont des musulmans. Daesh [le groupe armé État islamique] tue beaucoup plus de musulmans que d'Occidentaux. Il ne faut pas l'oublier. Il ne faut pas faire la comptabilité des meurtres et des morts, mais parfois cela a du sens aussi, pour démonter un discours. »

Le journaliste dénonce la pensée binaire, « qui est confortable, mais n'aboutit à aucune solution », et met en garde l'Occident contre les conséquences de son refus d'accueillir des réfugiés syriens. « Quand les terroristes frappent, ils veulent radicaliser, dit-il. Ils ont frappé en France, où se trouve la plus grande communauté musulmane en Europe, pour provoquer des suites de rejets, de racisme et la montée des extrêmes. Si on entre dans leur cycle de radicalisation, on fait le jeu des islamistes. On produit leur armée. On fabrique des recrues pour Daesh. Ils veulent que l'Europe se ferme. Plus il y aura de réfugiés refoulés, qui vont retourner dans leur pays servir de chair à canon, plus il y aura d'islamistes à leur service. Cela me paraît évident. »

Je l'informe que selon les derniers sondages, six Québécois sur dix ne veulent désormais plus des 25 000 réfugiés syriens que promet d'accueillir au Canada le gouvernement Trudeau d'ici la fin de l'année. « C'est ce que j'appelle l'attentat permanent, dit-il. Il y a eu l'attentat, qui a fait plusieurs morts, puis il y a les séquelles de l'attentat. Si vous ne voulez plus de 25 000 réfugiés syriens, ce sera 10 000 recrues pour Daesh. Les gens ne peuvent plus dire : "C'est très loin, ça ne nous concerne pas." Il faut soit s'impliquer, soit subir. »

Reconnu en Algérie pour ses articles polémiques, Kamel Daoud est de son propre aveu très critique à l'endroit de l'islam. 

« Mais la critique doit aboutir à une position de bienveillance, pas d'exclusion, prévient-il. J'ai déjà écrit qu'il y avait quatre grandes religions monothéistes : le christianisme, le judaïsme, l'islam et l'intolérance. L'intolérance est devenue une religion qui fait de plus en plus d'adeptes. L'islamophobie, qui s'appuie sur le racisme, doit être condamnée. Mais la critique de l'islam radical doit pouvoir exister. »

L'islamophobie, que certains refusent de reconnaître, a nourri la base de l'électorat d'extrême droite partout en Occident, rappelle l'écrivain. « On n'a plus honte d'être raciste. Quand vous voyez une élue qui dit que la France est un pays de race blanche et chrétien [la députée européenne Nadine Morano, à l'antenne d'On n'est pas couché à la télévision française], c'est quand même choquant. Que l'on arrive à le dire à la télévision publique, le plus normalement du monde, c'est incroyable. Il y a 20 ans ou même 10 ans, si vous aviez annoncé ça, personne ne vous aurait cru. Mais dire, un siècle après les colonisations et trois siècles après l'esclavagisme, que la France est un pays de race blanche et chrétien, c'est être dans la théorie raciale la plus primaire. »

S'il considère l'invasion de l'Irak comme « la mère de Daesh » (« Si vous enlevez à quelqu'un la valeur de sa vie, il va donner de la valeur à sa mort »), Kamel Daoud n'exempte pas pour autant le monde arabe de sa responsabilité - ce qui lui a valu de vives critiques en Algérie. « L'Occident est coupable, mais nous le sommes aussi, dit-il. D'un côté, on fait des guerres et de l'autre, des attentats. »

Entre les deux, victime de cette valse cruelle des extrêmes, il reste une majorité, laissée en plan, dans la terreur, qui ose encore espérer la paix.

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Kamel Daoud dédicacera sont livre au stand d'Actes Sud, dimanche, de 15 h à 16 h.