«C'est mon anniversaire!», a-t-elle annoncé, tout sourire, en arrivant avec une amie sur la promenade des Artistes, dans le Quartier des spectacles, juste derrière la Place des Arts. Une dame d'un certain âge, du «Grand Nord», a-t-elle précisé en anglais: «Je mange cru!»

Un Cri de Mistassini lui a offert une gorgée de son litre entamé de Bleue Dry. «Nous vivons tous dans la rue ensemble. Nous nous entraidons», m'a-t-il expliqué, en ce mardi après-midi ensoleillé. La dame s'est assise devant Lili. «Vous êtes Française?» Elle a baissé la tête, s'est caché les yeux dans une main. «Toutes mes condoléances à votre peuple. C'est une tragédie, ce qui arrive autour du monde!» Elle pleurait.

Lili Sohn dessinait sur son grand cartable avec une Inuite originaire de Kuujjuaq. «Moi aussi, je suis une artiste!», a-t-elle clamé, dessinant au crayon des conifères, des tentes et un moteur de hors-bord. «Comme mon professeur d'art me l'a montré à Val-d'Or!»

Elle a aussi tracé des caractères inuits dans le cahier de Lili, en prononçant le son de chacun d'eux. Lili répétait les sons, ce qui faisait rire la dame d'un certain âge et son amie. «Jeudi, vous savez, il y a un atelier avec un sculpteur de pierre à savon à la Guilde canadienne», m'a dit l'amie en me montrant son invitation.

Un grand homme noir observait la scène avec curiosité, une bière à la main. «C'est une illustratrice française de passage à Montréal, où elle a déjà vécu et travaillé, qui propose ce projet aux gens de Ville-Marie», lui a expliqué Jani, médiatrice et coordonnatrice chez Exeko, un organisme d'innovation sociale montréalais fondé en 2006, à l'origine de quelque 250 projets de médiation culturelle, dans neuf régions du Québec et quatre provinces canadiennes.

Lili faisait le portrait sommaire de son interlocutrice, avec sa jolie tuque amérindienne. Son projet s'inscrit dans le cadre d'une résidence artistique d'une semaine, Métissages urbains, qui a déjà accueilli une dizaine d'artistes. Depuis lundi, dans la caravane d'Exeko et grâce aux conseils de Jani, Lili va, son chariot de crayons à la main et un sourire franc au visage, à la rencontre de gens qui vivent dans la rue, dans des refuges ou des centres de jour. Et elle dessine, avec eux et en s'inspirant d'eux.

Son projet, intitulé «Portraits de rue: quand la BD rejoint l'itinérance», donnera plus tard naissance à une bande dessinée, dont les planches prennent naissance sur place, dans la rue. «J'ai eu un crush sur leur mission, me dit Lili à propos d'Exeko. J'avais eu envie de raconter des histoires, pour parler de l'inclusion au-delà des préjugés: les miens comme ceux des autres.»

Toute la semaine, elle a pris des notes, fait des croquis et des esquisses, inspirée par les personnages qu'elle a croisés par hasard, au gré des arrêts de la caravane. «Le dessin est un prétexte à la discussion et l'échange, dit-elle. Il me semble plus simple de prendre le temps de dessiner les gens que de les prendre en photo. C'est moins brut, moins raide.»

Il y a des livres et des bandes dessinées dans la caravane, placés dans une bibliothèque en bois construite à même l'espace arrière du véhicule. Des ouvrages provenant de dons de toutes sortes. On peut emprunter un livre et le remettre dans un des nombreux points de chute. Lundi, un admirateur de Patrick Senécal a parlé à Lili de ses romans préférés de l'écrivain québécois.

L'illustratrice invite tous les gens qu'elle rencontre - près d'une quarantaine par jour - à dessiner avec elle. Plusieurs acceptent volontiers. «Je n'y vais pas seulement en observatrice, dit-elle. C'est intense, mais j'ai davantage l'impression de recevoir que de donner! Je vais devoir décanter tout ça avant d'en tirer une histoire, à partir de ma perspective comme de la leur.»

Installée au Québec depuis sept ans, dans le quartier Rosemont, cette Strasbourgeoise d'origine a décidé de retourner s'installer en France, à Marseille, il y a trois mois. «Je vois ce projet comme une occasion de continuer de travailler au Québec et en France», dit-elle. Plusieurs lui ont parlé cette semaine des attentats de Paris. «Lundi aussi, il y a une dame qui, très gentiment, m'a dit qu'elle était de tout coeur avec les gens de mon pays. C'était touchant et sincère.»

C'est dans une librairie de la rue de Charonne, où 18 personnes ont été assassinées le week-end dernier, dans le 11e arrondissement de Paris, que Lili Sohn a lancé le mois dernier le deuxième tome de sa bande dessinée La guerre des tétons, qui doit paraître en janvier au Québec.

Lili avait 29 ans lorsqu'elle a appris, à la Saint-Valentin l'an dernier, qu'elle était atteinte d'un cancer du sein. Elle a décidé de raconter son combat dans les planches de La guerre des tétons (le tome 1 s'intitule Invasion, le tome 2, Extermination). «Tout va bien maintenant. La chimio est terminée», me dit-elle.

Celle qui fut l'instigatrice de l'exposition de photos Sein(s), présentée à l'esplanade de la Place des Arts l'été dernier et de retour à compter d'aujourd'hui au Centre universitaire de santé McGill, sera au Salon du livre de Montréal avec ses BD, samedi, au kiosque de Parfum d'encre. Avec son doux sourire au visage, des phylactères plein la tête et une envie de raconter la vie. La sienne et celle des autres.