De la même façon qu'il y a de grands et de petits films de Woody Allen, il y a des années où le cinéaste new-yorkais propose à Cannes des conférences de presse inspirées, et d'autres où il aimerait mieux jouer de la clarinette au Café Carlyle que de parler à des journalistes.

Allen, qui aura 80 ans cette année, était dans une forme resplendissante vendredi après-midi au Palais des Festivals. Drôle, spirituel, généreux, prêt à se donner en spectacle. Son plus récent film, Irrational Man, présenté hors compétition, est un «petit» Woody Allen, sympathique sans plus, mettant en vedette Joaquin Phoenix dans le rôle d'un professeur de philosophie un peu trop nietzschéen pour son propre bien, et Emma Stone, en étudiante ingénue attirée par le côté ténébreux de son mentor.

Le 49e long métrage de Woody Allen, qui doit prendre l'affiche au mois d'août au Québec, n'a ni l'acuité de Manhattan ni la profondeur d'Annie Hall. On y sent un peu trop la formule habituelle, la redite dans la mécanique, les «clés» Allen du scénario efficace, mais sans le surplus d'âme de ses récents succès Blue Jasmine ou Midnight in Paris.

Comédie dramatique doublée d'un traité de philosophie de base («Comme le disait Jean-Paul Sartre: «L'enfer, c'est les autres»«, rappelle le prof alcoolo), Irrational Man souffre d'une prémisse bancale sans grand ressort: le désir subit d'un homme de donner un sens à sa vie en mettant fin à celle d'un inconnu. «Avez-vous déjà eu envie de tuer quelqu'un?», a demandé d'emblée un journaliste au cinéaste, en concluant une longue question sur le rationnel et l'irrationnel, qui guident nos choix de vie. «À ce moment précis !», lui a répondu Woody

Allen du tac au tac, particulièrement en verve, vêtu d'une chemise à carreaux bleue sur son habituel pantalon sable à taille haute, ses célèbres noires lunettes sur le nez.

«Les gens ont besoin de croire en quelque chose, qui donne un sens ou non à leur vie, a-t-il ajouté. Ils choisissent des religions de manière irrationnelle, en croyant que s'ils mènent une bonne vie, ils seront récompensés et iront au paradis pour l'éternité. Ce n'est pas moins fou que bien d'autres choses.»

À un journaliste du Bangladesh qui voulait savoir pourquoi les personnages masculins de ses plus récents films ont souvent des comportements amoraux, sont infidèles, mènent une double vie, le cinéaste au passé trouble a feint - ou pas - de ne pas comprendre la question...

«Je ne crois pas que notre époque soit différente des précédentes, a répondu le réalisateur d'Hannah and Her Sisters. Si vous lisez les journaux, dans toutes les régions du monde, il y a des nouvelles horribles qui reflètent une crise morale. C'est la façon dont le monde tourne et a toujours tourné. Toutes les grandes littératures du monde, des romans comme Anna Karénine, Guerre et paix ou Le rouge et le noir, traitent de ces crises morales entre les hommes et les femmes, et c'est pour ça qu on va aussi au cinéma. Sinon, ce serait bien ennuyeux. On y va pour voir des hommes et femmes infidèles, des gens qui s'entretuent, c'est comme ça depuis le théâtre grec.»

Woody Allen avoue ne pas avoir appris grand-chose sur l'art de faire des films depuis son deuxième ou troisième long métrage. «On peut apprendre la technique, dit-il. Le reste ne s'apprend pas. Tu réussis ou tu échoues sur la base de ton propre talent et de ton propre instinct.» Referait-il certains de ses films d'une autre façon s'il en avait l'occasion? «Si je pouvais refaire mes films, je les referais tous! C'est pour ça que je ne les revois jamais. Sinon, je ne verrais que les défauts, et j'aurais toujours envie de les améliorer.»

Il qualifie «d'erreur catastrophique» sa décision d'accepter de tourner une série pour le service de diffusion internet d'Amazon. «Je n'aurais jamais dû me lancer là-dedans, dit-il avec son autodérision typique. Je croyais que faire six épisodes d'une demi-heure, ce serait facile, mais c'est extrêmement difficile. Je ne regarde pas de télévision. J'espère juste ne pas décevoir Amazon. Je ne sais pas exactement ce que je fais, j'espère que ce ne sera pas une honte cosmique.»

Woody Allen n'a pas changé. Il reste le pessimiste névrosé qu il a toujours été. «Il n y a pas de réponse positive à la triste réalité de la vie, quoi qu'en disent les philosophes, les prêtres, les psychanalystes. La vie suit son cours, et la vie avance, et c'est tout, et un jour ou l'autre on se retrouvera tous dans la même position, la même triste position.»

Le cinéma, répète-t-il, est le seul moyen qu'il a trouvé pour surmonter ses plus grandes craintes. «Finalement, la vie n'a pas de sens. On vit dans un univers en perdition. Tout ce qu'on a fait ou créé dans notre vie va disparaître, comme la Terre et le Soleil et l'humanité. Tout ce que Shakespeare a fait, ou Michel-Ange, ou Beethoven, va disparaître, peu importe comment on les chérit. C'est difficile de convaincre quiconque que ça en vaut la peine. Ma manière de faire diversion, c'est de distraire les gens en faisant des films. Même si le film est mauvais, je ne vais pas en mourir!»

Il a toujours voulu être un cinéaste que l'on prenait au sérieux, comme son idole Ingmar Bergman. «J'ai dû faire des comédies parce que mon talent se trouvait là et que personne ne voulait me donner de l'argent pour réaliser un drame. On voulait que je sois drôle et j'en étais capable. Mais si j'avais pu, j'aurais enfilé des films plus lourds les uns que les autres.»

Toujours aussi prolifique à l'aube de ses 80 ans, Woody Allen dit que le fait de «se tenir occupé» en réalisant un film pratiquement tous les ans l'empêche d'envisager sa propre mort, un thème récurrent de sa filmographie.

«Tous les grands penseurs, Freud, Nietzsche, Eugene O'Neill, ont estimé qu'un surplus de réalité était trop lourd à porter, rappelle-t-il. Il faut sans cesse repousser la réalité. Il faut se distraire. Je vais au cinéma voir Fred Astaire danser pendant 90 minutes et je ne pense pas au fait que je pourrais mourir en attrapant l'Ebola, à la décomposition de mon corps, au fait que je serai vieux un jour, dans un avenir très lointain...»