France, 2022. Les tensions ethnoreligieuses sont à leur comble. Les banlieues, à feu et à sang. Les médias «bien-pensants» minimisent les menaces à la paix sociale. Mohammed Ben Abbes, chef d'un parti islamique (La Fraternité musulmane), est élu au deuxième tour de l'élection présidentielle, fort d'une coalition gauche-droite érigée contre Marine Le Pen et le Front national.

Ben Abbes prône une plus grande dissolution de l'État français dans l'Europe. Bientôt, les femmes françaises quittent le travail en masse et ne portent plus que de longues tuniques en public. Les universités, privatisées, deviennent islamiques. Les enseignants sont contraints de se convertir. La France des Lumières disparaît, du jour au lendemain, dans la plus grande soumission...

Ce n'est pas le cauchemar d'une Janette Bertrand en vacances à Paris, mais la prémisse du sixième roman de Michel Houellebecq, Soumission (Flammarion), en librairie aujourd'hui en France et au Québec le 22 janvier. Un roman d'anticipation qui suscite la polémique depuis quelques semaines déjà, dans un contexte social particulièrement tendu.

Le récit imaginé par l'auteur des Particules élémentaires est le scénario catastrophe des islamophobes de tout acabit (en France comme au Québec). Dans une entrevue exclusive accordée au journaliste Sylvain Bourmeau, publiée samedi dans la revue littéraire américaine The Paris Review, l'écrivain se défend d'avoir écrit une oeuvre islamophobe et refuse d'assimiler l'islamophobie à une forme de racisme.

Il faut dire que Houellebecq, auteur sulfureux parmi les plus doués de son époque, a des antécédents en la matière. En 2001, en entrevue au magazine Lire, il avait déclaré que l'islam était quand même «la religion la plus con» et avait été poursuivi sans succès dans la foulée pour «injure raciale» par des organisations musulmanes.

À l'époque, dans son roman Plateforme, Houellebecq distillait un discours anti-islam assez virulent, si bien que plusieurs avaient fait l'amalgame entre sa philosophie et celle de ses personnages. L'écrivain, traité tour à tour de misogyne, de réactionnaire et d'apôtre de la pédophilie par ses détracteurs depuis la publication de son premier roman, Extension du domaine de la lutte, en 1994, n'a jamais été étranger à la controverse.

S'il reconnaît volontiers en entrevue que son dernier roman ne sera pas celui de sa réconciliation avec les féministes - qu'il voue ni plus ni moins à la disparition à moyen terme -, Houellebecq dit avoir changé d'avis sur l'islam depuis qu'il a lu le Coran et conclut que «les djihadistes sont de mauvais musulmans».

On n'est pas pour autant dupe de ses intentions. Sans avoir pu mettre la main sur la copie piratée actuellement en circulation de Soumission, j'en ai lu plusieurs extraits, ainsi que l'ensemble de ses romans précédents. Michel Houellebecq a beau se déresponsabiliser des interprétations données à son oeuvre, ce qui est légitime, il participe, qu'il le veuille ou non - et m'est avis qu'il le souhaite -, à la banalisation de l'islamophobie en France et en Occident.

Bien sûr, Soumission n'est pas un essai. La France, qui compte à peine 7% de musulmans, n'est pas à sept années d'être islamisée (même l'auteur le reconnaît). S'il est difficile de reprocher à un romancier de faire de la fiction, Houellebecq joue certainement avec le feu en mettant en scène un péril islamique imminent, dans un cadre par ailleurs réaliste. La France d'aujourd'hui, malgré ses problèmes d'intégration, n'est ni l'Iran ni l'Algérie ni aucun autre pays du Moyen-Orient ou de l'Afrique du Nord à s'être radicalisé depuis le demi-siècle dernier.

Ce que plusieurs reprochent à Houellebecq, c'est de labourer un terreau fertile - l'islamophobie rampante de la société française - pour construire et ficeler une intrigue non seulement invraisemblable, mais encore se nourrissant de désinformation et de mauvaise foi.

Est-ce qu'une certaine gauche française, indignée par l'oeuvre de Houellebecq, refuse la critique sociale sous-jacente de son roman parce qu'elle va à l'encontre de ses propres valeurs morales? C'est possible. Certains critiques semblent avoir été à ce point choqués par le propos qu'ils aimeraient discréditer le talent indéniable de l'auteur (Prix Goncourt 2010 pour La carte et le territoire).

Soumission est-il un bon Houellebecq? Je ne saurais dire. Ce qui me semble évident, en revanche, c'est que l'auteur de La possibilité d'une île souffle avec force plaisir sur les braises de l'intolérance. Il surfe sur un sentiment islamophobe répandu, avec tout le talent et la subversion qu'on lui connaît.

Voilà un provocateur redoutable, qui prend un malin plaisir à faire réagir les «bien-pensants», insulte privilégiée par la droite pour discréditer le discours des progressistes. «Je ne peux pas dire que c'est une provocation dans la mesure où je ne dis pas de choses que je pense foncièrement fausses, juste pour énerver», se défend-il en entrevue. On se demande lequel des deux scénarios est le pire.

Il a beau jouer les innocents, l'auteur puise allègrement son inspiration dans le délire paranoïaque des commentateurs de l'époque, Eric Zemmour en tête, qui estiment que l'Europe court à sa perte en se soumettant aux prétendus diktats de l'islam radical. On en connaît chez nous qui tiennent le même discours alarmiste...

Michel Houellebecq admet en entrevue qu'il a voulu «faire peur» avec sa version du mythe d'Eurabia, la grande invasion arabomusulmane de l'Europe. Son roman de «politique-fiction», comme il le décrit lui-même, a toutes les apparences d'une déclaration politique. Celle d'un provocateur-né qui, pour certains, semble cette fois être allé trop loin.

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