Il est son incarnation au grand écran depuis leurs débuts. À l'époque du tournage de son premier film, Boy Meets Girl en 1984, Leos Carax a 24 ans. Denis Lavant, un an de moins. Ils se ressemblent physiquement: ils sont petits, secs, nerveux. Ils ont le même timbre de voix. Et un désir commun de s'allier pour faire du cinéma.

Les trois premiers films de Carax, Boy Meets Girl, Mauvais sang et Les amants du Pont-Neuf, ont comme personnage principal, toujours incarné par Lavant, un homme prénommé Alex (le prénom de Leos Carax à la naissance).

En près de 30 ans, Denis Lavant a tourné dans tous les longs métrages de Leos Carax, à une seule exception. Il est non seulement l'acteur fétiche, mais aussi l'alter ego de Leos Carax. Comme l'était Jean-Pierre Léaud/Antoine Doinel pour François Truffaut. «C'est étrange comme Leos a besoin de moi, de mon être de comédien, pour incarner son imaginaire dans ses films, m'a confié l'acteur la semaine dernière, en entrevue téléphonique. Ce sont des rôles extraordinaires. Et c'est toujours lui qui revient me chercher pour les interpréter. Il a une telle finesse, une telle précision, une telle acuité. Nous avons une relation très forte.»

Une relation si forte, appelant des expériences si intenses, que le comédien s'est parfois laissé prendre au jeu du metteur en scène. Pendant le tournage des Amants du Pont-Neuf (1991), qui a duré trois ans en raison des exigences mégalomaniaques et des crises légendaires de Carax, Denis Lavant en est venu à épouser les caractéristiques d'Alex, un clochard cracheur de feu, écorché vif, amoureux transi d'une belle vagabonde (Juliette Binoche).

Blessé pendant ce tournage très physique, Lavant a vécu de l'intérieur la déroute psychologique et les abus de toutes sortes, d'alcool notamment, de son personnage. Son visage très particulier, déjà buriné par la vie à un jeune âge, est devenu quasi méconnaissable, même pour certaines personnes de son entourage.

Denis Lavant n'est pas dupe des conséquences néfastes de sa relation symbiotique avec Leos Carax, mais il reste très reconnaissant d'avoir fait sa rencontre. «Depuis mes débuts, dit-il, j'ai la chance extraordinaire de travailler avec Leos. C'est lui qui m'a permis de faire mes premiers pas, dans des rôles de jeunes premiers. En même temps, il est d'une exigence terrible. Il m'a poussé très loin, physiquement et psychologiquement. Hors de mes limites et des limites communes.»

Dans Holy Motors, film atypique et énigmatique, à la fois acclamé et chahuté lors de sa présentation en compétition officielle au dernier Festival de Cannes, Carax repousse encore une fois les limites de «son» acteur en lui offrant

10 rôles en un. Celui, justement, d'un acteur qui se transforme, au cours d'une journée, de père inquiet en requin de la finance, en itinérante moldave, en monstre vivant dans les égouts, en voyou assassin, etc.

Dix rôles de composition, sculptés par le cinéaste et le comédien, pour une étonnante palette de personnages ayant nécessité autant de transformations physiques (et parfois jusqu'à cinq heures de maquillage par jour). Denis Lavant a accueilli cette proposition comme un grand cadeau.

«Il y a eu beaucoup d'intensité dans la fabrication du film, dit-il. On avait peu de temps pour explorer la psychologie de chacun des personnages. Il fallait plonger, les épouser immédiatement. Le film est la résultante de

30 ans de compagnonnage, de la qualité du dialogue qui existe entre Leos et moi.»

Holy Motors marque à la fois les retrouvailles de Lavant avec Carax - qui avait offert le rôle principal de son dernier film, Pola X, à Guillaume Depardieu - et celles de la critique avec l'enfant terrible du cinéma français. Carax, qui n'avait pas tourné de long métrage depuis 13 ans, a toujours entretenu des relations tendues avec la presse, en particulier française, qui l'a porté aux nues à ses débuts mais n'a cessé de tenter de déboulonner le mythe depuis.

«Plusieurs attendaient Leos au tournant, confirme Denis Lavant. Il n'avait pas tourné grand-chose depuis longtemps. Seulement un court métrage, mettant en scène l'un de mes personnages de Holy Motors. Ce fut un retour étonnant et émouvant. Certains ont des a priori négatifs sur Léo, le «cinéaste maudit et mégalo». Je crois qu'il y a là, oui, une sorte de réconciliation. La presse reconnaît qu'il a de nouveau quelque chose de pertinent à dire sur notre époque.»

Holy Motors, son sixième long métrage, est une oeuvre aux accents autobiographiques pour Carax, avec ses clins d'oeil à Mauvais sang et aux Amants du Pont-Neuf (soutenu et abandonné successivement par cinq producteurs avant de subir un échec commercial). C'est un ovni, plébiscité par les uns, conspué par les autres, que Denis Lavant, qui l'a vu cinq fois, perçoit comme une «parabole de la vie humaine, qui fait davantage appel à la sensation qu'à l'intellect».

Il n'a pas tort. Holy Motors, qui met notamment en scène la comédienne Eva Mendes dans le rôle muet d'un mannequin enlevé par un personnage monstrueux du nom de M. Merde, a des airs de long cauchemar interprété par un acteur qui se transfigure au gré de ses rencontres. Pour public cinéphile averti seulement.

Comment Denis Lavant explique-t-il la longévité de leur collaboration? «Je ne l'explique pas! Dans toutes nos expériences, il y a d'abord eu une recherche d'authenticité. Jusqu'à se faire mal et s'abîmer, comme ce fut le cas pour Les amants du Pont-Neuf. Avec Holy Motors, nous étions dans la connaissance de notre complémentarité, dans une confiance mutuelle. Mais ça n'a pas été facile!»