Pourquoi les gens devraient-ils aller voir un autre film sur le génocide rwandais? La question est tombée sur le tapis rouge à la première du film J'ai serré la main du diable, tiré du livre du général Roméo Dallaire.

À la fois amicale et impertinente, cette question se faisait l'écho d'une certaine lassitude des médias à l'égard d'un sujet lourd qui a fait l'objet de six films de fiction, sortis pour la plupart au cours des trois dernières années.

Je comprends parfaitement cette lassitude, mais je ne la partage pas. Depuis trois ans, j'ai vu quatre films sur le génocide rwandais: l'américain Hotel Rwanda, le québécois Un dimanche à Kigali, la production britannique Shooting Dogs et enfin, cette semaine, le film de Roger Spottiswoode avec Roy Dupuis. Deux autres, Sometimes in April de Raoul Peck et 100 Days de l'ex-reporter de la BBC Nick Hughes, manquent encore à ma culture.

En cours de route, j'ai ouvert avec trépidation le livre du général Dallaire. Je ne l'ai jamais terminé. Trop long, trop touffu, trop détaillé. Et même si le général racontait des choses importantes, très vite je me suis perdue dans le dédale de ses justifications et je n'ai pas eu la patience de le suivre jusqu'au bout.

Aujourd'hui, quand je repense à ce livre, je ne vois qu'un épais brouillard de mots, un fouillis de souvenirs qui échappent à toute clarté. Or, dès les premières images du film de Roger Spottiswoode, la brume se lève. Elle se lève littéralement, d'abord sur le magnifique paysage verdoyant que le général admire. Mais elle se lève aussi, au plan de la compréhension et de l'émotion. On saisit que le général vient d'arriver au Rwanda pour une prestigieuse mission de paix qui le gonfle de fierté et qu'il est à des années-lumière de se douter que, dans moins de six mois, il sera plongé dans un atroce bain de sang.

La grande valeur de ce film par rapport au livre, c'est que tout y est net, clair et tranché. J'ai beau être quelqu'un de l'écrit qui valorise les mots plus que tout, parfois je suis obligée de m'incliner devant le pouvoir des images. C'est le cas avec J'ai serré la main du diable, dont le slogan pourrait être : si vous avez lu le livre, vous le comprendrez en voyant le film.

Mais la question demeure: pourquoi se soumettre au supplice ou à la douleur d'aller voir un autre film sur le génocide rwandais? Sur le tapis rouge, le général Dallaire a très bien répondu à la question. Parce que ce film-là aurait dû être le premier. Il a entièrement raison. La grande particularité de J'ai serré la main du diable, c'est que le récit débute plusieurs mois avant le génocide.

Au lieu de nous plonger dans le feu et le sang comme les autres films, celui-ci commence par mettre la table au plan politique. Ainsi, ce film est le premier à décrire tant ce qui se trame dans les rues de Kigali que dans la tour de verre de l'ONU où le général Maurice Baril (interprété par Robert Lalonde), le supérieur immédiat de Dallaire, abandonne lâchement son général et ami. Ce sentiment d'abandon est si bien rendu qu'il jette un doute sur l'identité même de la main du diable. Officiellement, cette main est tendue par les chefs rebelles qui promettent de cesser le massacre et n'en font rien. Mais on pourrait tout aussi bien croire que cette main froide, indifférente et ultimement inhumaine appartient tant aux tueurs qu'à ceux qui, en refusant d'intervenir et en désarmant les troupes de Dallaire, se font leurs complices.

Abandon, impuissance, désarroi, humiliation: on passe par toute la gamme des émotions en compagnie de ce général perdu dans son labyrinthe, qui s'enfonce un peu plus chaque jour dans l'horreur, en partie par sa propre faute, puisqu'il refuse obstinément de désobéir aux ordres quasi criminels qui lui parviennent de New York.

Avant son lancement, plusieurs craignaient que ce film mettant en vedette notre beau Roy Dupuis national soit un exercice de glorification d'un général qui a somme toute échoué. Ce n'est heureusement pas le cas, encore que ni Roy Dupuis ni son réalisateur ne parviennent complètement à nous communiquer pourquoi le général a accepté aussi docilement des ordres sans bon sens. Est-ce vraiment une affaire de culture militaire comme il nous le répète ou quelque chose de plus troublant comme la faiblesse de caractère et d'esprit d'un homme privé de ses réflexes, toutes choses que Roy Dupuis se garde bien de jouer, de peur de trop accabler son personnage.

Nous n'aurons probablement jamais la réponse à cette question, mais ce n'est pas une raison pour fuir ce film. Au contraire. Après les millions de mots qui ont été écrits sur le sujet, ce nouveau point de vue nous permet non seulement de ne pas oublier l'horreur du génocide rwandais mais surtout d'y voir plus clair. Quand nous en serons à notre 250e film sur le génocide, nous pourrons peut-être nous payer le luxe de la lassitude. Nous n'en sommes pas là.