«Tout ça, c'est de ta faute!» Une collègue m'imputait, sourire en coin, les malheurs du nouveau film de Denys Arcand. Vous savez bien, cet Âge des ténèbres dont vous entendez parler depuis des mois mais que vous n'avez pas encore vu. Ben oui. C'est probablement de ma faute. Puisque je fais partie de la poignée de scribes québécois qui étaient présents au Festival de Cannes, où le film a été présenté lors de la soirée de clôture, je crois d'ailleurs avoir l'insigne honneur de faire partie du club sélect des journalistes «merdeux» auquel le producteur français du film a élégamment fait référence dans un autre quotidien montréalais. Coucou, c'est bien moi.

Je vous entends d'ici parler d'acharnement. Mais avant d'évoquer la chose, il convient toutefois de remettre certaines choses en perspective dans ce dossier extraordinairement mal géré depuis le début. Après, je passe à autre chose. C'est promis.

Évidemment, vous me direz qu'il est maintenant facile de jouer au gérant d'estrade alors qu'avant même la toute première présentation du film en sol québécois (le 19 octobre au FNC), le sort de L'âge des ténèbres est pratiquement déjà scellé. N'empêche que je persiste à croire qu'au mois de mai dernier, il aurait mieux valu tenter l'impossible. Et mettre le film à l'affiche comme prévu. Il est maintenant clair que la décision de reporter la sortie de plusieurs mois n'a pas du tout bien servi ce troisième volet d'une trilogie amorcée avec Le déclin de l'empire américain.

Rappelez-vous. À deux jours de l'annonce de la sélection cannoise (le film n'a pas été retenu pour la compétition), le distributeur, Alliance Vivafilm, a décidé de faire avorter la campagne publicitaire et de repousser la sortie au 7 décembre. Coup de théâtre à la conférence de presse du Festival de Cannes, L'âge des ténèbres est choisi in extremis pour clore le prestigieux événement. Arcand et ses artisans mettent alors les bouchées doubles afin de livrer à temps une copie qu'on dit alors «définitive» (elle ne l'est plus aujourd'hui). Sachant cela, le distributeur (qui semble avoir été aussi surpris que nous par cette annonce) n'aurait-il alors pas mieux fait de revenir sur sa décision? Quitte à reprogrammer le film dans les salles afin d'harmoniser la sortie avec la présentation sur la Croisette?

On me répondra que cela n'était alors plus envisageable sur le plan logistique. C'est possible. À la lumière de la spirale vertigineuse dans laquelle le film s'est engagé par la suite, peut-être aurait-il quand même mieux valu bousculer les règles, remuer ciel et terre, et prioriser le public pour lequel ce film était d'abord destiné. Les spectateurs québécois sont en effet les mieux placés pour saisir toutes les références et les subtilités «locales» que contient l'histoire imaginée par Denys Arcand. Bien des tiraillements inutiles auraient alors pu être évités. On n'aurait pas eu non plus à rouler les médias dans la farine à plus d'une reprise.

À partir du moment où le nouvel opus du chef de file du cinéma québécois n'est toujours pas accessible au public d'ici, il est clair que l'accueil qu'il reçoit ailleurs - favorable ou pas - crée l'événement dans nos médias. Une première vague à Cannes; une seconde à Toronto. Dans ce contexte, la récente présentation du film à Grande Prairie empruntait aussi les allures d'une nouvelle insolite. Même s'il est vrai qu'il est pratique courante, particulièrement chez les Américains, de mettre un film à l'affiche pendant une semaine afin de lui permettre de participer à la course aux Oscars, ce cas de figure est quand même assez rare. Habituellement, nos voisins choisissent une salle à New York ou à Los Angeles plutôt qu'à Billings au Montana. D'où, encore, cet intérêt sur le plan médiatique. Il est aussi vrai qu'on avait procédé de la même manière pour Les invasions barbares car on voulait soumettre à l'époque aux membres de l'Académie la version «internationale» plutôt que la version québécoise. À la différence qu'au moment où cela a été fait, la carrière du film au Québec était terminée depuis longtemps. Les invasions barbares, qui devait l'année suivante décrocher la précieuse statuette, a pris l'affiche chez nous le 9 mai 2003. Qu'on mette plus tard à l'affiche la version «internationale» dans un bled perdu au fin fond du plus creux de l'Alberta pour une question d'admissibilité aux Oscars, who cares...

La mauvaise stratégie adoptée pour la sortie de L'âge des ténèbres au Québec fait en sorte que le film doit maintenant franchir des obstacles pratiquement insurmontables. Dont le moindre n'est pas l'accueil difficile - certains disent désastreux - qu'il a reçu en France. Loin de moi l'idée, cela dit, d'accorder à la presse française le droit de vie ou de mort sur des films québécois. D'excellents films produits chez nous (Le confessionnal, Gaz Bar Blues, Full Blast et bien d'autres) ont été accueillis dans l'indifférence la plus totale outre-Atlantique. Nous ne partageons pas toujours la même sensibilité culturelle que nos «cousins» à cet égard. Mais Denys Arcand est un cas à part. Le réalisateur du Déclin bénéficie en effet d'une véritable notoriété dans l'Hexagone. L'échec sans appel de L'âge des ténèbres auprès du public français, sans parler du verdict assassin de plusieurs critiques, risque ainsi d'avoir un impact sur la carrière du film au Québec. À cause, justement, de la grande résonance qu'obtient une oeuvre signée Arcand dans les médias là-bas.

À tout cela, il faut aussi ajouter le sentiment de lassitude qui gagne désormais une bonne partie des cinéphiles québécois. Qui ne veulent tout simplement plus entendre parler d'un film qui a déjà été l'objet d'une surenchère médiatique avant même sa sortie.

Les stratèges ont pris un grand risque au mois de mai. Ils ont vraisemblablement perdu leur pari. La bonne nouvelle, c'est que le feuilleton surréaliste qui a entouré la mise au monde de L'âge des ténèbres est impossible à reproduire.