Il y a une profonde ironie à voir le gouvernement conservateur tenter de remettre la censure cinématographique au goût du jour alors que prend l'affiche le documentaire Les ennemis du cinéma, sur l'histoire de la censure au Québec. Par son projet de loi C-10, le gouvernement Harper souhaite pouvoir refuser des crédits d'impôt à des productions jugées contraires à «l'intérêt public». On croirait revenir un demi-siècle en arrière.

Entre 1913 et 1967, le Bureau de la censure du Québec a en effet interdit plus de 6000 oeuvres cinématographiques sur son territoire. Un nombre encore plus élevé de films ont été amputés de scènes jugées trop osées, trop violentes ou contraires à la moralité publique. La sévérité des censeurs québécois était telle qu'en 1926, comme le souligne l'historien Yves Lever dans Le dictionnaire du cinéma québécois, les grands studios hollywoodiens ont menacé de ne plus présenter leurs films au Québec.

C'est à cette cinquantaine d'années de censure, sous le joug des élites politiques et surtout religieuses, que s'intéresse le très instructif documentaire de Karl Parent, Les ennemis du cinéma, à l'affiche depuis hier au cinéma du Parc. Inspiré des recherches d'Yves Lever, coauteur du Dictionnaire de la censure au Québec, Les ennemis du cinéma retrace l'histoire de la censure au cinéma depuis le début du siècle dernier, alors qu'on comptait un religieux pour 150 habitants au Québec, jusqu'à la Révolution tranquille.

Avec force exemples à l'appui, Karl Parent fait la démonstration de tous les excès des censeurs. De La passion de Jeanne d'Arc de Dreyer (1928), censuré par le clergé parce qu'on y voyait des pères dominicains aux visages d'apparence porcine, à On est au coton de Denys Arcand (1970), longtemps interdit de projection par l'Office national du film en raison de son discours soi-disant «marxisant». «Tous mes films ont été censurés», affirme d'ailleurs Denys Arcand, à une époque où l'on avait convenu «de purger l'ONF de ses séparatistes».

Dans le Québec puritain et obscurantiste de la première moitié du XXe siècle, c'est le sexe, voire sa simple évocation, qui est à l'origine de la majorité des cas de censure. Le classique City of Lights de Charlie Chaplin est censuré en 1931 parce qu'il montre une statue de nu. Un plan du Jour se lève (1939) de Marcel Carné est retiré - même en France - parce qu'on y découvre le sein d'Arletty sortant de la douche (on voit une photo de cette scène inédite dans le documentaire de Karl Parent).

En 1947, Les enfants du paradis du même Marcel Carné, d'après un scénario de Jacques Prévert, doit être projeté à l'Université de Montréal dans le cadre d'un festival de films français. Le Bureau de la censure l'interdit, jugeant le film «pornographique» parce qu'Arletty y dégrafe son corsage. Le délégué de la France interprète ce refus comme une insulte à son pays.

«On prend un plaisir pervers dans le contrôle des consciences», explique dans Les ennemis du cinéma André Lussier, l'un des organisateurs de la projection avortée, qui s'est par la suite intéressé de près à la censure cinématographique. La réaction du clergé est «le résultat d'une chasteté mal assumée», affirmait ce psychanalyste dans un reportage sur le même sujet, présenté en juillet dernier à l'émission Tout le monde en parlait de Radio-Canada.

La plupart des films censurés sont privés de scènes importantes, sous prétexte qu'on y voit une jambe dénudée ou le début de l'intention d'un baiser. Ainsi charcutés, ils deviennent incompréhensibles pour le public cinéphile québécois. La palme de la censure revient au film Le rouge et le noir (1954) de Claude Autant-Lara, d'après le roman de Stendhal. Des 185 minutes originales, seulement 99 minutes sont présentées au Québec.

Alexandre de Sève, le fondateur de Télé-Métropole, ne se contente pas de censurer des scènes des films qu'il présente au public québécois. Il refait le montage des films à sa guise et tourne même, en studio à Montréal, des scènes inédites. Il transforme notamment le suicide d'un personnage du film Orage (1938), du Français Marc Allégret, en simple fuite vers une autre ville. La lettre de suicide censurée est remplacée par une missive d'une tout autre nature... rédigée par le chanoine Adélard Arbour.

La censure a ses limites. Lorsque Hiroshima mon amour, le chef-d'oeuvre d'Alain Resnais, est présenté dans son intégralité au Festival international du film de Montréal, mais est ensuite amputé de 14 minutes - et de toutes ses scènes évoquant l'adultère - lors de sa sortie commerciale en 1960, la réaction est immédiate. Des cinéphiles protestent devant le cinéma, pancartes à la main: «Hiroshima, coupé de son amour!», «Les censeurs pour l'échafaud».

La réaction des médias, et l'arrivée au pouvoir de Jean Lesage, sont le prétexte à la mise sur pied d'un comité pour l'étude de la censure, qui accouchera en 1962 du «Rapport Régis», du nom du père Louis-Marie Régis, un philosophe s'inscrivant en faux contre la pensée rigoriste de l'Église. C'est la fin des ciseaux.

En 1967, sous la conduite d'André Guérin, le Bureau de la censure, libéré des pressions du patronage, devient le Bureau de surveillance du cinéma (puis, en 1983, la Régie du cinéma). Mais le retour au pouvoir de l'Union nationale fait craindre un retour à la Grande noirceur dans les salles obscures. En 1968, la présentation en français du film érotique danois I, A Woman est interrompue par l'escouade de la moralité. Les ennemis du cinéma nous présente une séquence hilarante où un journaliste de l'époque demande à des quidams sortant du cinéma Fairview à Pointe-Claire si leur «moralité est intacte» après avoir vu le film. Ce à quoi un homme d'un certain âge répond: «Ça montre comment faire l'amour à des imbéciles qui ne savent pas le faire!»

Les «films de fesses» québécois de l'époque - Après-ski de Roger Cardinal, Deux femmes en or de Claude Fournier, L'initiation de Denis Héroux - sont évidemment montrés du doigt par l'Église. «La province de Québec est devenue en quelque sorte un dépotoir international pour les films pornographiques. Ce que nos gens appellent les films cochons», déplore à la télévision de Radio-Canada le père Marcel-Marie Desmarais.

On en rit 35 ans plus tard. Tellement c'est absurde. Pas vrai Mme Verner?