Je savais bien que les politiciens récupéreraient pour fins partisanes le débat sur la liberté d'expression entourant le projet de loi C-10. Mais pas à ce point. Vous excuserez ma naïveté.

Le milieu du cinéma canadien s'est inquiété de découvrir la semaine dernière dans ce projet de loi (visant à modifier la Loi de l'impôt sur le revenu) une disposition pour le moins équivoque, permettant au ministre du Patrimoine de retirer le droit aux crédits d'impôt à des productions cinématographiques et télévisuelles jugées «offensantes» ou «contraires à l'ordre public».

Les partis de l'opposition ont aussitôt réagi. La sénatrice libérale Céline Hervieux-Payette a entre autres promis de «sauver les meubles» en amendant le projet de loi - qui en est à la dernière étape de son adoption. Elle s'est aussi inquiétée de la portée de la disposition controversée, l'interprétant de manière pour le moins farfelue. «Cela veut dire qu'il faudra sans doute aussi vider la moitié de nos musées», a-t-elle déclaré à mon collègue Gilles Toupin.

La leader du gouvernement conservateur au Sénat, Marjory LeBreton, a de son côté laissé entendre que si les sénateurs libéraux (majoritaires) ne voyaient pas d'inconvénient à financer la pornographie infantile, ils pouvaient amender le projet de loi et le renvoyer à la Chambre des communes.

J'espère qu'il y avait de l'ironie dans ces déclarations. Il reste qu'au-delà des sarcasmes et de la mauvaise foi, le gouvernement et l'opposition officielle évitent de débattre sur le fond d'une question fondamentale: la censure. La raison en est fort simple. Ce sont les libéraux eux-mêmes, du temps où ils étaient au pouvoir, qui ont proposé des balises plus restrictives à l'octroi de crédits d'impôt à des oeuvres considérées «contraires à l'ordre public».

L'ex-ministre du Patrimoine Sheila Copps a précisé cette semaine que ces directives avaient été spécifiquement évoquées afin d'éviter qu'un film sur le tueur en série Paul Bernardo ne soit financé par des fonds publics (ainsi que le long métrage American Psycho, tiré d'un roman de Brett Easton Ellis dont se serait inspiré Bernardo).

Bref, il est assez ironique de voir aujourd'hui les libéraux s'opposer à un projet de loi conservateur dont ils défendaient les principes il y a quelques années à peine.

La question que devraient se poser franchement libéraux et conservateurs, plutôt que de brandir des épouvantails, c'est s'il est souhaitable de permettre à un gouvernement de restreindre, pour des raisons vagues «d'ordre public», l'aide à la création au Canada. Faut-il retirer l'accès aux crédits d'impôt aux producteurs d'un film sur Paul Bernardo, par exemple, sous prétexte que cette oeuvre pourrait être jugée «offensante» par le ministre du Patrimoine?

Le projet de loi C-10 ouvre la porte à bien des interprétations. Il pourrait, s'il avait force de loi, permettre une forme de censure insidieuse, selon l'avis de bien des juristes. Josée Verner s'en défend bien. La ministre du Patrimoine rejette tout amendement au projet de loi et refuse, malgré le tollé général, de qualifier la disposition controversée «d'erreur».

«Il n'y a pas d'erreur, a-t-elle déclaré en début de semaine. Ce n'est pas vrai que c'est une erreur et que les contribuables canadiens vont devoir financer des films de pornographie juvénile. Ce n'est pas vrai que, comme mère de famille, l'argent de mes taxes va financer de la pornographie.»

La défense de «bonne mère de famille» de Josée Verner, tout émouvante soit-elle (d'aucuns diront «démagogique»), ne tient pas la route. La pornographie, qu'elle soit légale ou pas, n'est pas admissible aux crédits d'impôt. Le projet de loi C-10 ne vise pas davantage à éviter que des oeuvres comportant de la propagande haineuse ou de la violence faite aux femmes soient financées publiquement, comme le soutient aussi la ministre. Comme la pornographie infantile, elles sont déjà interdites par la loi.

À quoi sert donc le projet de loi C-10? La ministre prétend qu'il vient combler une faille de la loi permettant théoriquement à un film contrevenant au Code criminel d'être admissible à des crédits d'impôt. J'aimerais bien savoir par quelle contorsion juridique une telle interprétation est possible. Quelle est donc cette «absurdité juridique» que le projet de loi C-10 viendrait résoudre? Y a-t-il des oeuvres illégales qui ont déjà reçu des crédits d'impôt?

«Il n'y a pas de précédent, m'a répondu hier l'attaché de presse de la ministre Verner, Dominic Gosselin. C'est purement théorique.» Mes «questions très techniques» ont été soumises à l'armée de juristes du ministère du Patrimoine qui, m'a-t-on dit en début d'après-midi, auraient besoin de plusieurs heures pour y répondre. Hier soir, au moment de mettre sous presse, j'attendais toujours leur appel.

«L'objectif de ce projet de loi est de rassurer les contribuables sur la façon dont les fonds publics sont dépensés», a déclaré mardi Josée Verner. Pourquoi les contribuables auraient-ils besoin d'être rassurés? Sont-ils inquiétés par les scènes crues des films Borderline, Eastern Promises ou Young People Fucking? Estiment-ils, comme le député conservateur Dave Batters, que «la mission de Téléfilm Canada est de faciliter la production de films pour le grand public canadien; des films que les Canadiens peuvent regarder en famille dans tous les salons de cette grande nation»? Trouvent-ils, comme le lobbyiste chrétien Charles McVety - qui se targue d'être à l'origine du projet de loi -, que des films faisant la promotion de l'homosexualité, de la violence et de la sexualité explicite ne devraient pas profiter de leur argent?

La ministre Verner voudrait bien nous laisser croire que le projet de loi C-10 s'intéresse à la pornographie infantile et à la propagande haineuse, plutôt qu'à la «violence gratuite» et au «contenu sexuel explicite n'ayant pas de vocation éducative» (comme le révèlent des directives que contestent les conservateurs). Il s'intéresse surtout à la moralité. Est-ce si difficile de l'admettre?