Les membres de l'industrie du cinéma ont finalement fait preuve de retenue. Ils n'ont toutefois pas hésité à écrire un nouveau chapitre dans l'histoire des Jutra. Pas nécessairement de la façon que les observateurs avaient prévu, doit-on cependant préciser.

Lyne Charlebois est ainsi la première réalisatrice à rejoindre le «boys club» que formaient jusqu'à maintenant les lauréats de la catégorie de la meilleure réalisation. En 11 ans d'existence, les Jutra n'avaient jamais non plus séparé les lauréats du meilleur film de ceux de la meilleure réalisation. Peut-être faut-il y voir une volonté de souligner la belle tenue d'ensemble d'un cru annuel qui a compté plusieurs belles productions.

Ce qu'il faut pour vivre repart ainsi avec le trophée le plus prestigieux de la soirée, soit celui du meilleur film. Bernard Émond, qui a signé le scénario porté à l'écran par Benoît Pilon, a aussi été récompensé. Et Natar Ungalaaq, magnifique dans la peau de cet Inuit déraciné dans le Québec des années 50, est reparti avec, ô joie, le Jutra du meilleur acteur.

 

Cela dit, Borderline a aussi toutes les raisons du monde de pavoiser. Non seulement le film s'est-il distingué dans les catégories d'interprétation, mais le prix de la réalisation à Lyne Charlebois ajoute la cerise sur le gâteau. Babine a aussi été primé cinq fois. Belle récolte pour trois films de natures très différentes et très représentatifs de la diversité du cinéma. Maman est chez le coiffeur et C'est pas moi, je le jure! se sont aussi retrouvés au tableau d'honneur.

Du coup, Tout est parfait, le grand oublié de la catégorie du meilleur film, est un peu resté sur la touche, même si Normand D'Amour est reparti avec le Jutra du meilleur acteur dans un rôle de soutien. Les membres habilités à voter n'ont visiblement pas voulu faire de vagues. Dans les circonstances, plébisciter le film d'Yves-Christian Fournier dans les catégories du meilleur scénario et de la meilleure réalisation (certains observateurs y croyaient) aurait peut-être mis davantage en exergue les failles d'un système qui, de toute façon, est appelé à évoluer.

La controverse ayant entouré tout le processus de sélection des finalistes aura à tout le moins eu le mérite de faire crever l'abcès. Il est clair que les hautes instances de l'organisation des Jutra tenteront sérieusement au cours des prochaines semaines (et des prochains mois) de trouver la meilleure façon possible de rendre justice à une cinématographie qui se caractérise désormais par sa diversité.

La pertinence de la Soirée des Jutra n'est évidemment pas à remettre en cause. Le simple fait qu'autant de discussions aient eu lieu cette année donne justement très bien la mesure de l'importance qu'elle occupe dans notre paysage culturel.

En voyant Angèle Coutu monter sur scène, complètement submergée d'émotions inattendues, et improviser ensuite un discours bouleversant, je me suis dit que ce sont aussi pour des moments comme ceux-là que les Jutra doivent exister. Et quand, plus tard, Patricio Henriquez, qui a obtenu le prix du meilleur documentaire grâce à Sous la cagoule, un voyage au bout de la torture, a prononcé un discours très senti, la scène a alors pris les allures d'un espace essentiel d'expression.

L'an prochain, quand les nominations de la 12e Soirée des Jutra seront annoncées, quand on s'obstinera sur le nombre de nominations qu'auraient dû obtenir Polytechnique, Dédé à travers les brumes ou Grande Ourse, ou quand on remettra en cause la présence ou l'absence de tel acteur ou de telle actrice dans les catégories d'interprétation, il faudra peut-être y voir, d'une certaine façon, un signe de santé.