Tous ceux qui s'y sont déjà frottés l'affirment: l'organisation d'un festival de cinéma s'apparente à de la haute voltige. À Cannes, le plus grand de tous, on a élevé l'exercice au rang de grand art.

On pense bien entendu à la sélection des films. Mais il n'y a pas que cela. Que non. Il faut construire les horaires de projections, satisfaire aux exigences - parfois exagérées - des uns et des autres, coordonner diplomatiquement les allées et venues des stars, se soumettre au protocole, assurer la sécurité de tout le monde.

Pour couronner le tout, il faut subir dans toutes les langues les récriminations d'environ 3 millions de journalistes enragés (ou débordés, c'est selon). En comparaison, un sommet du G-20 ressemble à une fête d'enfants animée par Cornemuse.

La composition du jury chargé d'attribuer la Palme d'or, le prix le plus prestigieux sur la planète cinéma, n'est pas une mince tâche non plus. Cette année, Isabelle Huppert aura l'honneur de présider ce jury. Aucune autre actrice ne peut se vanter de connaître aussi bien ce festival et d'en saisir toutes les subtilités, tous les enjeux. Depuis 30 ans, l'égérie de Chabrol et de Jacquot a dû descendre sur la Croisette pratiquement tous les ans. Elle y fut d'ailleurs sacrée meilleure actrice deux fois (Violette Nozière en 1978; La pianiste en 2001).

Il y a quelques mois, au cours d'une rencontre de presse à laquelle j'ai pu assister à Paris, Isabelle Huppert, qui venait alors tout juste d'être nommée, affirmait ne rien envisager de particulier quant à sa présidence. «Je préfère me faire surprendre, pour employer une expression chère à Haneke!»

Quand on lui rappelle que Sean Penn, le président d'un jury ayant consacré Entre les murs l'an dernier, avait clairement affiché ses couleurs dès le départ en affirmant vouloir récompenser un(e) cinéaste «conscient du monde dans lequel il vit», l'actrice ne se formalise guère. «Eh bien moi, j'arrive en disant que je ne sais rien!»

Voilà pourquoi les pronostics sont toujours aussi difficiles à établir dans le cadre d'un festival. Les «affinités naturelles» d'un président ne donnent finalement pas beaucoup d'indices. Par exemple, le jury présidé par Emir Kusturica a attribué la Palme d'or à L'enfant des frères Dardenne. L'année suivante, Ken Loach, réalisateur de The Wind that Shakes the Barley, obtenait la récompense suprême des mains du président Wong Kar-wai. Penn n'a donné à Eastwood qu'un «prix spécial» (lire «de consolation») l'an dernier. Les exemples pourraient se multiplier.

Le soir de l'annonce du palmarès, il est d'ailleurs fascinant d'observer le langage corporel des membres du jury à leur arrivée sur le tapis rouge. Dès lors, on peut deviner les humeurs, la teneur des discussions, l'harmonie ou les dissensions, parfois même la formation de clans. L'un des aspects les plus intéressants du bouquin que vient de publier Gilles Jacob*, maître du festival depuis une trentaine d'années, tient justement dans le récit des délibérations des différents jurys, auxquelles il a évidemment assisté en témoin privilégié.

Au-delà des «anecdotes savoureuses», glanées au fil des péripéties rocambolesques et des coups de théâtre, se dessine un portrait fascinant de la nature humaine. Car tout est affaire de personnalité, finalement. Certains présidents se révèlent fins stratèges et parviennent à asseoir leur autorité avec finesse; d'autres s'écrasent; certains sont contestés à l'intérieur même de leur groupe; d'autres soulèvent l'ire de la direction. Gilles Jacob s'attarde sur plusieurs cas, mais trois d'entre eux se révèlent particulièrement intéressants.

La présidence «rugueuse» de Roman Polanski en 1991, alors que Barton Fink fait une razzia au palmarès en décrochant trois prix, aura laissé un goût amer. Le règlement a d'ailleurs été changé par la suite. Celle de David Cronenberg a aussi marqué les esprits en 1999, alors que l'un des palmarès les plus «radicaux» de l'histoire fut annoncé (Rosetta des Dardenne, L'humanité de Dumont). Le chapitre le plus éloquent du livre est pourtant consacré à Isabelle Adjani.

À trop vouloir bien faire en ce 50e anniversaire (en 1997), la présidente s'est fait complètement dominer par «l'habileté manoeuvrière» de quelques jurés, parmi lesquels Nanni Moretti. Ainsi, on apprend qu'Atom Egoyan est passé à deux doigts d'obtenir la Palme d'or avec The Sweet Hereafter, le film préféré de l'actrice (et de James Moore), mais que d'autres jurés se sont montrés assez «convaincants» (restons polis) pour que la Palme soit plutôt attribuée ex aequo à L'anguille (Imamura) et au Goût de la cerise (Kiarostami).

«Comment une artiste aussi intelligente ne maîtrisa-t-elle pas davantage la conduite du palmarès reste un mystère, écrit Jacob. À vouloir tout régenter, tout administrer, Isabelle avait abordé le dernier jour avec deux handicaps: elle avait trop tiré sur sa batterie; elle s'était mis le jury à dos.»

On souhaite bonne chance à «l'autre» Isabelle. Qui entre en fonction mercredi...

La ville a une doublure...

En lisant un dossier pour préparer une rencontre de presse ayant lieu à Los Angeles aujourd'hui, j'ai appris qu'une partie de l'intrigue d'Away We Go, le nouveau film de Sam Mendes (American Beauty, Revolutionary Road), se déroulait à Montréal.

Vous n'avez jamais vu le moindre car de tournage dans les rues de l'arrondissement de Ville-Marie ni dans celles de Westmount? C'est normal. Le centre-ville de Stamford, au Connecticut, et certaines parties de New Haven ont en effet été grimés en métropole québécoise pour l'occasion. Avouez qu'il est assez ironique de constater que Montréal, une ville qui s'est constamment fait passer pour une autre au cinéma, se fait même chiper maintenant son statut de doublure. Comme dirait l'autre (ou serait-ce sa doublure?), ben cou'donc.

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* La vie passera comme un rêve - Robert Laffont

Cette chronique fera relâche jusqu'au 5 juin.