Denis Côté est attablé à la terrasse de l'hôtel Princesse Stéphanie, qui surplombe la baie de Cannes. Il n'y a pas cinq minutes qui passent sans que quelqu'un ne salue le cinéaste montréalais. Une Française lui fait la bise, laissant sur ses joues les traces de son rouge à lèvres, un Suédois vient lui parler d'un film chinois qu'il a trouvé ennuyeux.

Denis Côté est en famille au Festival de Cannes. Même s'il s'y trouve pour la première fois. Aujourd'hui, il présentait à la Quinzaine des réalisateurs son plus récent long métrage, Carcasses. Un bel ovni, d'une langueur poétique, tourné avec trois amis, en neuf jours, grâce à une bourse de 10 000 $ du Conseil des arts du Canada (bonifiée par une aide à la postproduction).

Depuis qu¹il a été révélé, en 2005, par son premier long métrage, Les états nordiques, l'ancien critique de cinéma est constamment invité dans les festivals de films de la planète. Celui de Locarno l'a adopté: Léopard d'or vidéo pour Les états nordiques, Prix de la mise en scène pour Elle veut le chaos en 2008. Il sera de nouveau en Suisse, en août, comme membre du jury.

La famille adoptive du réalisateur de 35 ans ne se limite pas au circuit des festivals. Il est aussi un chouchou des célèbres Cahiers du cinéma, où officiaient jadis les futurs hérauts de la Nouvelle Vague (Godard, Truffaut, Chabrol, Rohmer, Rivette). Dans son plus récent numéro sur le Festival de Cannes, le mensuel consacre une page et demie à Denis Côté et à Carcasses.

Son directeur, Jean-Michel Frodon, a inclus Elle veut le chaos parmi sa liste des 10 meilleurs films de 2008.

Le cinéma d'esthète, élégiaque et novateur de Denis Côté, allergique à l'esbroufe et au racolage, est peut-être celui portant bannière québécoise qui rayonne le plus dans les festivals internationaux. Pourtant, si l'on fait exception d'un récent passage à l'émission Tout le monde en parle, il reste pratiquement inconnu du grand public chez nous.

Carcasses, qui doit prendre l'affiche vendredi prochain au cinéma Parallèle, n'y changera rien. Ce film d'auteur pour public cinéphile averti, radical et contemplatif, tourné exclusivement en plans fixes, brouille les codes narratifs conventionnels pour une hybridation de la fiction et du documentaire. Une proposition qui a particulièrement séduit Olivier Père, qui dirige sa dernière Quinzaine avant de prendre les rênes du Festival de Locarno.

«Je ne crois pas qu'on puisse surprendre le spectateur avec des genres qu'il connaît déjà, dit Denis Côté. Même avec le film le plus gore, on ne réussira pas à déstabiliser le public. Mais avec de nouveaux arguments narratifs, on peut provoquer un mélange des genres. Pour moi, la proposition artistique sera toujours une expérience qui l'emporte sur la trame narrative.»

C'est le cas de Carcasses, qui s'intéresse à un personnage formidable, Jean-Paul Colmor, excentrique propriétaire d'une incroyable cour à scrap près de Saint-Amable, depuis 40 ans. La caméra de Denis Côté capte l'essence de cet ermite en quelques gestes du quotidien: il se met sur son 31 pour une soirée de danse, répète les phrases d'un cours d'espagnol sur 33-tour, empile des carcasses de voitures et autres détritus. Ses clients viennent de loin pour trouver dans sa cour aux trésors une aiguille dans une botte de foin.

Carcasses est aussi l'état d'un lieu unique et intrigant, par l'entremise de magnifiques plans naturalistes. Le film se présente comme une métaphore de l'isolement, de l'ostracisme et de la marginalité, illustrée par de jeunes trisomiques qui, au dernier acte, prennent possession des lieux et finissent de faire basculer le documentaire dans la fiction.

«Je me suis d'abord intéressé au lieu, dit Côté. Le personnage formidable est un peu arrivé par accident. Puis, avec les jeunes trisomiques, j'ai voulu illustrer un lieu sans loi, où tous les marginaux peuvent vivre librement.» Le film, cérébral et exigeant, ne conviendra pas à tous les publics. Il a été hué par au moins un spectateur, en projection du matin, et un homme (le même?) s'est présenté à la conférence de presse, dans la foulée, expressément pour dire au cinéaste québécois qu'il lui avait fait perdre
1 h 15 de sa vie.

«J'aimerais rejoindre un public plus large, mais peut-être que je n'ai pas ça en moi», se demande Denis Côté, qui accepte que son cinéma dérange, mais reste déçu que son précédent film, Elle veut le chaos, son plus accessible, n'ait pas été vu davantage.

Le prochain film du prolifique cinéaste, aussi à l'aise en mode artisanal qu'à l'intérieur d'une structure de financement conventionnelle, s'intitulera Curling et doit mettre en vedette Emmanuel Bilodeau dans le rôle d'un père inquiet pour sa fille de 10 ans.

Après Cannes, Denis Côté compte cet été visiter sa famille. Celle du cinéma.

Elle l'attend d'ici peu en Écosse, en Pologne, en Suisse