J’ai déjà dit à Pierre Falardeau qu’il était schizo. Dans son cinéma comme dans la vie. Je ne pouvais pas expliquer autrement l’approche d’un cinéaste capable d’offrir à son peuple un grand film comme 15 février 1839 et de se vautrer en même temps dans le populisme et la vulgarité des «séquelles» d’Elvis Gratton (2 et 3). J’avais aussi du mal à comprendre comment un être aussi modeste, aussi sensible, aussi affable dans sa vie privée, pouvait se transformer en bête féroce et sanguinaire dès qu’il mettait son grain de sel dans le débat public.


Il était parti à rire. De toutes ses dents. Avec sa voix de stentor, entre deux quintes de toux, il m’avait répondu : «Ostie Lussier, t’es comme les autres, tabarnak! T’as rien compris!»
Falardeau n’aimait pas qu’on lui dise que le personnage de Gratton lui avait échappé. Ni que l’aspect hautement satirique de cet archétype du colonisé, né dans le spleen postréférendaire de 1980, passait complètement par-dessus la tête d’une certaine partie de son public. «C’est pas grave, m’avait-il dit. Il y a des trucs qui m’ont fait rire alors que j’étais jeune, et dont j’ai compris la signification beaucoup plus tard. Même s’il y en a qui prennent Gratton au premier degré, je me dis que l’idée fait quand même son chemin.»


Quelques heures après l’annonce de la mort du réalisateur du Party, j’ai entendu le grand Michel Brault dire à la télé que Falardeau était un «patriote flamboyant et impatient».


Peut-être les enflures verbales du polémiste en colère étaient-elles dues à cette impatience justement. Publiquement, Falardeau était sans nuances. Aucune zone grise. Tout noir, tout blanc. T’es avec moi. Ou ben mange de la marde.


Cette colère se retrouvait aussi dans ses films, bien entendu. Il était particulièrement fier de celle qu’il exprimait dans la narration du Temps des bouffons, un film culte, tourné lors d’un banquet du Beaver Club, produit de façon totalement indépendante. «Au Ghana, les pauvres mangent du chien. Ici, ce sont les chiens qui mangent du pauvre. Et ils prennent un air surpris quand on en met un dans une valise de char!», pouvait-on l’entendre dire, entre autres choses. Il voulait que son commentaire soit le plus violent possible afin d’évoquer le profond dégoût que lui inspirait cette célébration du vieux système colonial britannique. «Pourquoi l’art devrait-il être neutre? demandait-il.


Le personnage public étant sur la ligne de front, il n’est pas dit que son cinéma en ait bénéficié pour autant. Si, par exemple, les sympathisants habituels ont évidemment beaucoup apprécié 15 février 1839, d’autres, en revanche, n’ont pu faire abstraction de la personnalité du cinéaste en voyant le même film.


Il serait pourtant dommage de passer à côté d’une œuvre cinématographique aussi conséquente, même si elle fut produite par un pamphlétaire à grande gueule, dont on ne compte plus les déclarations intempestives et démesurées.


J’ose espérer que les générations futures, qui n’entretiendront pas avec le personnage des rapports aussi passionnés que nous, auront l’occasion de redécouvrir certains films. Ils pourront alors les apprécier à leur juste valeur, sans y accoler leurs propres idées préconçues. Aux trois longs métrages phares – Le Party, Octobre et 15 février 1839 – j’ajouterais des documentaires, dont plusieurs furent conjointement réalisés avec Julien Poulin, le vieux compagnon d’armes (pour qui nous avons d’ailleurs aujourd’hui une pensée).


Je pense à Speak White, une sublime mise en images du célèbre poème de Michèle Lalonde. Je pense au tout premier court métrage d’Elvis Gratton aussi. De même qu’à l’incontournable Temps des bouffons. À cet égard, le coffret «Falardeau – Poulin : À force de courage, anthologie 1971 – 1995» regorge de productions dont Gilles Groulx, la grande idole du cinéaste disparu, n’aurait pas à rougir.


La voix de Falardeau éteinte, son œuvre lui survivra. Et pourrait même s’épanouir différemment. C’est en tout cas la grâce qu’on lui souhaite.