Mon tout premier contact avec le cinéma de Gilles Carle ne fut pas mémorable. J’étais encore préadolescent. Avec deux chums du même âge, Gilles et Jean, nous étions montés dans l’autobus 139 à Montréal-Nord pour emprunter le boul. Pie-IX jusqu’au Centre commercial Le Boulevard. Destination: le chic cinéma Jean-Talon. À l’affiche: Les corps célestes. Nous avions entendu dire que ça se passait dans un bordel. Le monsieur qui avait réalisé «la vue» ne dédaignerait pas non plus, à ce qu’on raconte, montrer dans ses films des demoiselles toutes nues. C’était bien assez pour nous convaincre.

Étant donné que j’étais le dernier des trois à grandir comme du monde, nous nous étions organisés un petit stratagème pour traverser ensemble la frontière interdite «aux moins de 13 ans». Avec ses allures de jeune tombeur, Gilles passait toujours le premier en charmant diplomatiquement la guichetière; Jean suivait en baissant sa voix de deux octaves pour faire plus mec. Et ensuite, c’était mon tour. Cela ne fonctionnait pas toujours. Parfois, la douanière se faisait même cinglante. «Vous allez pas venir me faire "accroire" qu’il a 13 ans le p’tit, là»?, lançait-elle en regardant mes amis comme s’ils étaient mes tuteurs, et moi, un microbe. La honte.

Cette fois-là, nous n’avions pourtant rien eu à négocier. La caissière, y voyant probablement matière à éducation, s’était montrée conciliante.  Le rutilant tapis mauve, serti d’imprimés rouges aux motifs magnifiquement agencés (on savait décorer à cette époque), se déroulait devant moi. Et me conduisait vers un écran où le monde des adultes me serait enfin révélé.

«Je suis le seul cinéaste au monde à avoir situé un film dans un bordel, sans jamais faire allusion à la sexualité, et sans la moindre scène de nu!», a un jour déclaré Gille Carle à propos de ce film. Vous ne pouvez même pas imaginer l’ampleur, à la sortie, de la déception des trois mâles préados. Dont les folles hormones sont restées coincées dans le tapis (mauve)...

Ce fut évidemment un faux départ. D’autant qu’aujourd’hui, personne ne marque Les corps célestes d’une pierre blanche dans la filmographie du cinéaste. Plus tard, j’ai eu l’occasion de me familiariser avec l’oeuvre – immensément riche – de Gilles Carle. Un cinéaste à qui l’on doit pratiquement le cinéma de fiction au Québec, a déclaré un jour Micheline Lanctôt, l’inoubliable interprète de Bernadette.

Il suffit en outre de rappeler qu’ayant toujours fait preuve d’une joyeuse insubordination, Carle avait détourné un projet de court métrage documentaire sur le déneigement à Montréal pour élaborer La vie heureuse de Léopold Z, son premier long.

Le cinéaste à l’indomptable imaginaire nous laisse ainsi en héritage une oeuvre foisonnante, forte, dont la modernité traverse les âges. Une oeuvre d’avant-garde qui raconte le Québec. Tant celui d’hier que celui de l’encore et toujours.

On évoque beaucoup depuis samedi le fabuleux talent de conteur du cinéaste, de même que ses grands classiques de fiction. Des Mâles jusqu’à Fantastica, en passant par La vraie nature de Bernadette, La mort d’un bûcheron, La tête de Normande St-Onge, Les Plouffe, et d’autres.

Il est vrai que d’avoir le cinéaste devant soi en entrevue était une joie. Je n’ai d’ailleurs goûté le plaisir de ces rencontres qu’à l’époque où j’étais encore jeune journaliste, l’actualité cinématographique du cinéaste s’étant pratiquement arrêtée il y a 15 ans. Mais, en effet, quel conteur! Dans les émissions spéciales diffusées à la radio samedi, j’entendais de nouveau Micheline Lanctôt affirmer qu’il était impossible de comprendre le cinéma de Gilles Carle sans avoir entendu le cinéaste parler.

Cela dit, l’oeuvre documentaire se révèle tout aussi pertinente. Jouer sa vie, Cinéma, cinéma, Ô Picasso ou Le diable d’Amérique témoignent aussi de la vitalité d’un cinéaste d’exception, tout autant que ses courts métrages (L’âge de la machine, 50 ans - Palme d’or à Cannes en 1989).

Pour Gilles Carle, l’expression était sans limites, peu importe la forme qu’elle pouvait emprunter. Malgré un corps devenu prison, l’esprit de l’artiste, lui, est resté bien vivant. Et furieusement libre. Il le reste toujours.