C’est l’histoire d’une amitié brisée. Celle de deux monuments du cinéma. François Truffaut aurait eu 78 ans cette année. Jean-Luc Godard aura 80 ans en décembre.

Ils se sont connus dans la jeune vingtaine, soudés par une passion commune pour le cinéma. Tous deux critiques à la revue Arts et aux Cahiers du cinéma, où Truffaut était la star de la polémique, et Godard, l’érudit derrière le pseudonyme de Hans Lucas. Deux de la bande des «Jeunes-Turcs» des Cahiers, militant pour une révolution du septième art.

Ils tournent ensemble, en 1958, avec un court métrage mettant en scène Jean-Claude Brialy, Histoire d’eau. Lorsque Les quatre cents coups, premier long métrage à saveur autobiographique de Truffaut, triomphe à Cannes l’année suivante, Jean-Luc Godard ronge son frein. Le critique salue le succès éclatant de son ami (ironiquement interdit de festival un an auparavant comme journaliste), ainsi que la découverte de son jeune alter ego, Jean-Pierre Léaud. Mais il ne veut pas rater la vague.

 

La suite, comme disent les anglos, fait partie de l’Histoire. Godard tire son premier long métrage d’un scénario de Truffaut, À bout de souffle, qui marque d’une pierre blanche le «nouveau cinéma» français. Puis les amis continuent de s’épauler (financièrement et moralement) à travers le fabuleux parcours d’une décennie dorée: Godard tourne entre autres Le mépris, Pierrot le fou, La Chinoise; Truffaut, Jules et Jim, La peau douce, Fahrenheit 451.

 

Ils seront des mêmes combats, côte à côte du côté du cinéma, jusqu’en mai 68, qui marque le point de rupture de leur amitié. Après avoir été au cœur des événements de la Cinémathèque et du retour en poste d’Henri Langlois quelques mois plus tôt, ils réclament et obtiennent la suspension du Festival de Cannes, en solidarité avec les étudiants et les ouvriers.

 

Godard, secoué, se lance dans le militantisme d’extrême gauche, tandis que Truffaut poursuit son œuvre dans la continuité. Ils étaient jusque-là «comme dents et lèvres», écrira plus tard Godard. Leurs chemins se séparent sous un ciel orageux.

 

En 1973, le divorce est consommé. Après avoir vu et détesté La nuit américaine, mise en abyme de Truffaut sur le cinéma, Godard accuse dans une lettre son «ami» d’être un menteur. «Menteur car le plan de toi et de Jacqueline Bisset l’autre soir chez Francis (un restaurant parisien) n’est pas dans ton film, et on se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine.»

 

Deux mois plus tard, Truffaut lui répond qu’il n’éprouve pour lui que du mépris depuis qu’il a vu Vent d’Est (réalisé par Godard avec le groupe radical Dziga-Vertov). «L’idée que les hommes sont égaux est théorique chez toi, elle n’est pas ressentie, écrit-il. Il te faut jouer un rôle et que ce rôle soit prestigieux. J’ai toujours eu l’impression que les vrais militants sont comme des femmes de ménage, le travail ingrat quotidien, nécessaire. Toi, c’est le côté Ursula Andress, quatre minutes d’apparition, le temps de laisser se déclencher les flashes, deux, trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. Comportement de merde, de merde sur son socle.»

 

Les deux principaux fers de lance de la Nouvelle Vague ne se reverront plus. Il faudra la mort de Truffaut en 1984, à 52 ans, d’un cancer du cerveau pour que Godard rende un hommage posthume à celui qui fut longtemps son «protecteur».

 

Cette histoire d’une amitié fiévreuse est racontée avec force détails dans le fascinant documentaire Deux de la vague, réalisé par Emmanuel Laurent et écrit par Antoine de Baecque, à l’affiche depuis hier au Cinéma Parallèle. Si la présence à l’écran de la comédienne Isild Le Besco, en narratrice feignant de découvrir le fil des événements, semble superflue, les multiples documents d’archives sont en revanche exceptionnels. Extraits d’entrevues, de lettres et de tournages (entre autres celui de l’audition pour Les quatre cents coups d’un jeune Jean-Pierre Léaud à la gouaille fabuleuse).

 

Entre les deux géants de la Nouvelle Vague, écrit Antoine de Baecque, «Jean-Pierre Léaud est comme un enfant déchiré» entre deux pères, quittant l’écrin du personnage d’Antoine Doinel pour trouver refuge auprès de Godard, avant de revenir chez Truffaut.

 

«Truffaut disait que Jean-Luc n’était pas un voyou, alors que François était un voyou, disait à propos d’eux Gérard Depardieu, de passage en début de semaine au Festival des films du monde. Godard était un riche qui a toujours eu un problème avec l’argent.»

 

Truffaut fut un cinéphile autodidacte, fondateur de ciné-clubs, mais aussi un délinquant qui n’évita pas la prison. Godard, élevé dans la bourgeoisie suisse et le sport, arriva plus tard à la cinéphilie. Des parcours aux antipodes pour deux artistes qui ont connu au même moment, main dans la main, l’état de grâce.

 

Deux de la vague, présenté au Festival de Cannes en 2009, est en quelque sorte le prolongement de la remarquable biographie (non autorisée) qu’Antoine de Baecque, historien du cinéma et ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, a consacrée à Jean-Luc Godard, chez Grasset, en début d’année, ainsi que de la biographie de François Truffaut, qu’il a publiée chez Gallimard en 1996 avec Serge Toubiana. Le condensé en images d’une tranche singulière de l’histoire du cinéma.