Huit hommes vivant dans la frugalité, de prières et de la terre, dans les hauteurs de l’Algérie. Des moines cisterciens, chrétiens français installés dans le Maghreb depuis des décennies, humbles missionnaires en harmonie avec leurs voisins musulmans.

La guerre civile menaçant de plus en plus la région, les moines se trouvent pris entre deux feux. Entre l’armée et les terroristes, entre une envie de fuir et celle de rester. Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, œuvre magnifique, Grand Prix du jury du dernier Festival de Cannes, raconte les bouleversements éthiques, moraux, spirituels de ces ascètes, enlevés puis massacrés il y a 15 ans, à Tibhirine.

Un film-phénomène, au rayonnement inespéré, qui a attiré plus de trois millions de spectateurs en France (et qui a pris l’affiche hier au Québec). Un succès inattendu, à l’image en ce sens d’Incendies chez nous, pour un film puissant mais contemplatif, dur et austère, sur le thème pourtant très peu «vendeur» du vivre-ensemble, de la fraternité et de la communion entre les religions.

Il y est question de paix – de paix d’esprit surtout –, mais Des hommes et des dieux évite soigneusement l’écueil du manichéisme et ne saurait être assimilé à un simple réquisitoire contre le terrorisme. C’est un film sur l’homme qui, repoussé dans ses derniers retranchements, tiraillé par le doute et la peur, reste fidèle à ses convictions. Pour ne pas renoncer à ses semblables, pour ne pas abandonner sa communauté, pour ne pas renier sa parole ni son engagement envers Dieu.

Cette œuvre remarquable de Xavier Beauvois, prenante et émouvante, s’intéresse aux destins, intimement liés, d’hommes ayant accepté de faire face à la spirale incontrôlée de la violence, sans broncher, sans rompre l’amitié authentique qui les unit à ceux qui les entourent. Sa portée est universelle. Et les questions qu’elle soulève, essentielles.

Les acteurs qui portent le film sont, sans exception, magnifiques de retenue. Michael Lonsdale en particulier, en médecin fatigué mais dévoué, dont le dispensaire est débordé, mais qui, malgré la tension imposée par les terroristes, ose encore des traits d’humour, réconforte ses patients, confronte ceux qui ne respectent pas l’inviolabilité du sanctuaire.

Lambert Wilson est tout aussi juste en porte-parole du monastère, exégète de l’islam, aussi têtu que brillant, déterminé à mener sa mission jusqu’au bout. L’inquiétude, l’incertitude, la déception de ne pas être à la hauteur d’une profession de foi se lisent sur les visages de ces hommes tourmentés, cheminant chacun à leur façon vers un destin inéluctable.

La mise en scène minimaliste de Xavier Beauvois se trouve en parfaite symbiose avec le désir de simplicité des héros discrets de ce récit poignant, signé Étienne Comar, d’après les écrits de deux moines disparus. Le cinéaste français jette un regard pénétrant sur ces personnages en proie à de multiples déchirements intérieurs, sans jamais se poser en juge de leur dilemme – rester et risquer de mourir ou partir et tenter de vivre? – ni du doute qu’il provoque. Un doute pouvant être perçu très simplement comme un réflexe de survie ou, dans l’absolu chrétien, comme une faiblesse de caractère.

La caméra de Xavier Beauvois témoigne de leur existence. De ce qui s’est passé et de ce qui aurait pu être évité, du drame et de ses origines, du cadre politique et social. La sobriété de sa réalisation, sans affect, sans esbroufe, permet à chacun de se reconnaître dans l’épreuve de ces êtres en sursis. De ressentir fortement leurs peurs et leurs craintes, de s’identifier à leur quête et à leurs questionnements.

Y a-t-il plus de mérite à accepter de mourir en martyr que de fuir pour sauver sa vie? Doit-on sacrifier son existence pour ses idées? Peut-on, sans renier ses croyances, changer de trajectoire, lorsque l’on a prêté serment? La sagesse de l’homme se reconnaît-elle seulement à la justesse de ses actes? La fuite est-elle en elle-même un aveu d’échec? Une vie vaut-elle la peine d’être vécue si l’on a la conviction d’avoir compromis ses fondements moraux?

Des hommes et des dieux
inspire, à qui veut bien se les poser, une multitude de questions existentielles auxquelles chacun peut tenter, ou pas, de trouver ses propres réponses. Celles-ci, notamment: Qu’aurais-je fait à leur place? Aurais-je accepté sereinement mon sort?

En point d’orgue de ce film d’exception, une scène d’anthologie, sorte de dernière cène où les moines, se sachant sans doute condamnés, ouvrent deux bouteilles en écoutant Le lac des cygnes de Tchaïkovski. Gros plans sur des hommes d’âge mûr partageant, dans une complicité singulière, une émotion divine. Des larmes à partager. Un grand moment de cinéma.

Philosophique, lumineux, mystérieux, Des hommes et des dieux est une œuvre humaniste, au sens le plus noble du terme. Le plus beau film que j’ai vu depuis un moment.