Le critique de cinéma du Washington Post Dan Kois a causé tout un émoi dans la profession, au début du mois de mai, en comparant dans un texte provocateur du New York Times Magazine («Manger ses légumes culturels») certains films appréciés par ses collègues à des aliments que l'on s’oblige à manger par acquit de conscience.

Kois y faisait une distinction, dans le menu cinématographique, entre ce que l’on a envie de manger et ce que l’on est censé manger afin d’être dûment accrédité comme cinéphile clairvoyant, cultivé et en bonne santé. Il avouait dans la foulée qu’en vieillissant, il en était arrivé à la conclusion que les films ardus, arides et réputés difficiles, qu’il avait toujours considérés comme «sophistiqués», l’ennuyaient comme la pluie.

La réplique desdits collègues n’a pas tardé. Début juin, les deux principaux critiques du New York Times, A.O. Scott et Manohla Dargis, ont répondu à Kois que la notion d’ennui était aussi relative que subjective, et qu’il faisait fausse route en comparant des pommes et des oranges.

Contrairement à Dan Kois, Manohla Dargis trouve que ce n’est pas Solaris d’Andreï Tarkovski qui est «ennuyeux», mais bien des films tels The Hangover 2, formatés pour plaire à un public qui ne demande qu’à ne pas être dérangé dans ses habitudes. A.O. Scott, de son côté, se désole que l’industrie cinématographique américaine voit forcément d’un mauvais oeil, avec une suspicion quasi maladive, l’ambition artistique au cinéma.

Le trio de critiques a remis ça le week-end dernier dans une discussion fort intéressante que l’on peut lire sur le site internet du Times, sous le titre «Parfois, un légume n’est qu’un légume». Débat sur la subjectivité et les préjugés, sur la critique et l’industrie, sur le schisme perçu entre cinéma d’auteur et cinéma populaire, etc.

Le débat n’est pas exclusivement américain, tant s’en faut. Il m’a rappelé une discussion semblable avec l’ami Lussier et Guillaume Lemay-Thivierge, au micro de Christiane Charette l’automne dernier. Le comédien reprochait en substance à la critique d’entretenir des préjugés sur le cinéma commercial. Un argument repris plus récemment, dans le même contexte radiophonique, par Louis Morissette.

En toute franchise, j’oserais dire qu’ils n’ont pas tort. Même s’ils se trompent de cible à mon avis. Ce n’est pas le fait qu’un film soit «commercial» qui nourrit les a priori négatifs d’une majorité de critiques. C’est le fait qu’il soit banal, prévisible ou reproduise des formules toutes faites. Malheureusement, c’est trop souvent le lot de films dits commerciaux.

Le critique est par définition moins indulgent que la majorité des spectateurs. Parce qu’il voit sensiblement plus de films que le commun des mortels, et qu’il souhaite davantage, en conséquence, être surpris, secoué, confronté à de nouvelles idées et de nouvelles façons de faire.

Je ne suis pas différent de la plupart des cinéphiles: je considère et j’appréhende le cinéma comme une forme d’art. Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier un film qui ne prétend à rien d’autre que divertir.

Il y a de toute évidence, pour rester dans la métaphore alimentaire, du cinéma fast food et du cinéma slow food. Dan Kois, Manohla Dargis et Tony Scott y font eux-mêmes référence dans leurs échanges. Mais il serait simpliste et réducteur de diviser les films de manière à tout classifier entre ce qui relève du cinéma d’auteur dans un camp, et du cinéma commercial dans l’autre. Il y a des films d’auteur qui n’ont pas plus de substance qu’une barbe à papa, et des films commerciaux qui s’apprécient comme un osso buco ayant longtemps mijoté.

Être cinéphile, comme le prétend Dan Kois, ne signifie pas être contraint à une diète exclusive de choux de Bruxelles bouillis. Faire son éducation cinéphilique, c’est découvrir qu’il y a plusieurs façons, certaines très inventives, de cuisiner et d’apprêter les choux de Bruxelles.

Tous les goûts cinématographiques sont, bien sûr, dans la nature. Dan Kois semble ne pas trop savoir que faire de films contemplatifs de cinéastes comme les Belges Bruno Dumont ou les frères Dardenne. Étant moi-même d’un type critique particulièrement conventionnel, j’apprécie qu’un cinéaste fasse fi des codes du moment - dont Danny Boyle serait l’archétype - et propose du slow cinéma langoureux, silencieux, voire austère. Contrairement à Tony Scott ou à Dan Kois, j’ai été hypnotisé par les jeux métaphoriques de L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais. J’apprécie la poésie impressionniste - que d’aucuns considèrent rébarbative - du cinéma de Tsaï Ming-liang ou de Nuri Bilge Ceylan. Le plus récent film du cinéaste turc, d’une délicieuse lenteur servant à merveille son propos, a désarçonné plus d’un festivalier à Cannes en mai.

Pendant près de 90 minutes, un convoi policier cherche dans la nuit le lieu d’un crime. Il ne se passe rien d’autre, sinon la cocasserie de la situation et la philosophie des discussions qui en découle. Lorsque les policiers ont trouvé ce qu’ils cherchaient, quelqu’un a applaudi dans la salle, façon de dire: «Enfin!» Des confrères, en sortant, se sont demandé comment j’avais pu ne pas m’ennuyer pendant la projection. Parce qu’à mon sens, la lenteur et le silence sont de magnifiques mécanismes du cinéma, essentiellement un art d’évocation.

Je ne prétends pas que je ne m’ennuie jamais au cinéma. Comme Dan Kois, je me suis carrément endormi, la fatigue d’un festival aidant, pendant Three Times de Hou Hsiao-hsien. Ce qui ne m’empêche pas de croire qu’il n’y a que des vertus à un menu cinématographique varié.

Il y a des choses que l’on finit par apprécier, à force de les essayer. Ce que l’on appelle, au pays de Terrence Malick, an acquired taste. Il y a quelques années à peine, je n’aimais pas la roquette, que je trouvais trop amère. Aujourd’hui, j’en abuse presque en cuisine. Mais il restera toujours l’endive pour me rappeler que, dans la vie, je préfère la douceur à l’amertume.