Il y a deux mois, Téléfilm Canada a reconnu qu'il avait trop longtemps accordé une importance excessive aux résultats commerciaux des longs métrages dans le financement du cinéma canadien.

Après 10 ans, sa politique des enveloppes à la performance, qui favorisait le succès commercial au détriment d'autres facteurs (notamment la pertinence artistique), a été abandonnée au profit d'un nouvel indice, ratissant plus large dans l'évaluation du «succès».

Mercredi, le gouvernement britannique a pris exactement la décision contraire. Le premier ministre britannique David Cameron a annoncé que les subventions publiques au cinéma, tirées de gains de la loterie nationale, seraient désormais réorientées vers les films populaires les plus susceptibles de connaître du succès commercial, notamment à l'étranger.

Les cinéastes britanniques indépendants, déjà marginalisés sur leur propre territoire par le cinéma américain, disent craindre le pire, en attente d'un rapport sur l'aide au cinéma qui doit être rendu public lundi. Ils ont bien raison.

L'expérience des enveloppes à la performance canadienne a démontré que la réorientation des fonds publics vers un cinéma plus commercial risque de compromettre non seulement la variété d'oeuvres proposées au public, mais aussi le rayonnement du cinéma d'auteur à l'étranger.

«Si on pouvait prévoir quels films vont avoir du succès, il n'y aurait pas de problème», a déclaré avec ironie le cinéaste Ken Loach à la BBC. «C'est seulement en finançant un grand nombre de projets différents et variés, dont certains seront de grands succès, et d'autres seront originaux et créatifs, que vous aurez une industrie vivante du cinéma. Le marché ne produit pas la variété à lui tout seul, si vous n'intervenez pas», a ajouté le Palmé d'or à Cannes pour The Wind That Shakes The Barley.

Sans vouloir commenter directement la situation du financement du cinéma britannique, la directrice générale de Téléfilm Canada, Carolle Brabant, est aussi d'avis qu'il est bien futile de croire que l'on peut prévoir le succès commercial d'un film. «S'il y avait une recette du succès au box-office, les Américains l'auraient inventée!», dit-elle.

C'est aussi le point de vue du cinéaste québécois Denis Villeneuve. «Le cinéma, ce n'est pas un produit, c'est une forme artistique, croit le réalisateur d'Incendies. On ne contrôle pas l'art, on le maîtrise. Les films qui voyagent dans le monde par eux-mêmes et qui ont du succès sont des films qui démontrent une certaine maîtrise, qui sont souvent généreux et, surtout, originaux. L'originalité, c'est, entre autres, de l'audace et du risque. Essayer de contrôler la créativité est une erreur parce que ça l'étouffe. Il faut encourager la créativité et la maîtrise, point. On ne peut pas prévoir le succès d'un film.»

Le nouvel «indice de réussite» de Téléfilm Canada, dévoilé fin novembre par Carolle Brabant, tient désormais compte des sélections de films canadiens dans des événements prestigieux tels que les Oscars, les Césars et autres Golden Globes, ainsi que dans des festivals internationaux. Le rayonnement international n'était pas du tout considéré jusqu'à présent dans l'évaluation de la «performance» globale des longs métrages canadiens.

«C'est un indice plus global, qui convient mieux au type de films que l'on fait. On se tirait dans le pied en ne faisant que des films du top 10. Quand on utilise les outils des États-Unis, on est toujours perdants», croit la directrice générale de Téléfilm, sélectionnée en décembre dernier par le magazine Hollywood Reporter parmi les 13 «femmes de pouvoir» les plus influentes du cinéma international.

«Quand on considère que ce sont souvent les films d'auteurs qui s'illustrent à l'étranger [et ce phénomène est vrai dans d'autres pays], l'annonce du PM britannique peut sembler paradoxale, croit de son côté le cinéaste Philippe Falardeau. De manière générale, si on veut faire comme les Américains, on se rend compte rapidement qu'on n'a ni leurs moyens ni leur budget de promotion.»

Carolle Brabant estime avec raison que l'on ne peut mesurer adéquatement le succès des films canadiens sans tenir compte de leur rayonnement à l'étranger. «Si on ne tient compte que de l'auditoire des films de cinéastes comme Denis Villeneuve, Denis Côté ou Guy Madin au Canada, on n'obtient pas le portrait global de leur succès», dit-elle.

Le nouvel indice de réussite de Téléfilm suscite d'ailleurs de l'intérêt à l'étranger et fera l'objet de discussions au prochain Festival de Berlin, indique la directrice générale de l'organisme. «Il y a une mauvaise perception chez certains qu'en favorisant un cinéma commercial, on va avoir du succès. C'est ne pas bien comprendre ce qu'est cette industrie, qui est une industrie de recherche et de développement. On ne fait pas un nouveau film comme on fait une recette de camembert, dit Carolle Brabant. Je ne pense pas, comme directrice générale de Téléfilm Canada, que c'est la voie à suivre.»

C'est Ken Loach qui serait heureux de l'entendre.