J'ai oublié à quoi ressemblait Montréal avant. Avant l'invasion des cônes orange, avant les grues, les poids lourds, les grilles de protection et les marteaux piqueurs, avant les rues éventrées, les trottoirs défoncés, les « détours » incompréhensibles, la rue Sherbrooke transformée en ruelle sinueuse, les flèches orange qui vous font « slalomer » d'un obstacle à l'autre, la présence incongrue de policiers en pantalons de clown préposés aux feux de circulation... (Au fait, pourquoi affecter des policiers payés en heures supplémentaires à ces tâches de robot ?)

On s'habitue à tout, paraît-il. J'étais prête à habiter une ville du tiers-monde pour encore un bout de temps.

Mais quand j'ai vu la manchette de La Presse qui nous annonçait que les chantiers municipaux doubleraient l'an prochain et qu'on en a encore pour 10 ans, le coeur m'a flanché.

Première réaction : fureur et accablement.

Et puis, deuxième réaction, je me suis dit que si le maire Coderre avait pris cette décision un an avant les élections municipales, c'est que ces travaux devaient être drôlement nécessaires. Et qu'il faudrait lui dire « chapeau » pour le courage dont il fait preuve.

Denis Coderre ramasse les pots cassés par ses prédécesseurs. Où étaient Jean Doré, Pierre Bourque et Gérald Tremblay quand les canalisations et les égouts se dégradaient jusqu'à devenir autant de bombes à retardement ? C'est la vieille histoire du propriétaire qui se bâtit une piscine et plante des arbustes quand son sous-sol est en train de pourrir et que sa maison menace de s'écrouler.

Facile à comprendre : entretenir des infrastructures, c'est une dépense non rentable politiquement. Ça coûte cher, ça dérange tout le monde et le résultat ne se voit pas puisque ça se passe sous terre. Nos gouvernants précédents ont « pelleté » le problème en aval. Après moi le déluge, qu'ils se disaient.

La Ville de Montréal a longtemps vécu sous le règne de l'irresponsabilité. C'est pourquoi il fallait donner un grand coup.

M. Coderre va peut-être y perdre des votes, mais il pourrait aussi passer à l'histoire comme un leader courageux qui n'a pas eu peur de nuire à ses chances électorales pour régler un problème qui, autrement, aurait empoisonné la vie des futures générations et fait de Montréal une ville irrémédiablement toxique et délabrée.

Il y a beaucoup de politiciens honnêtes (la plupart, en fait). Il y en a beaucoup qui sont raisonnablement compétents, encore qu'ils s'arrangent en général pour faire le travail désagréable quatre ans avant les élections, pour distribuer les bonbons deux ans avant les élections, comme le gouvernement Couillard le fait actuellement sans vergogne. Mais le courage est une denrée rare chez les chefs politiques.

Brian Mulroney est l'un de ceux qui en ont eu à revendre, du courage. L'homme a toujours été populaire au Québec, mais il a longtemps été vilipendé au Canada anglais. Les élites torontoises n'aimaient pas son style, Meech leur restait en travers de la gorge, de même que le traité de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique. Ce n'est qu'aujourd'hui que nos compatriotes anglophones commencent à mesurer l'importance de son héritage.

La semaine dernière, alors que l'ancien premier ministre inaugurait à l'Université St Francis Xavier, en Nouvelle-Écosse (son alma mater), un institut sur la gouvernance qui portera son nom, le chroniqueur John Ivison du National Post affirmait que le Canada est en train de « réévaluer » à la hausse la contribution exceptionnelle de M. Mulroney à l'évolution du pays.

« Aucun premier ministre prioritairement soucieux de sa popularité n'aurait institué la taxe sur les produits et services, comme il l'a fait en 1991 », signale Ivison. La TPS, honnie au départ, a pourtant bien servi l'économie canadienne.

Que dire de l'ALENA ? Ce projet de traité que l'élite torontoise voyait avec rage comme une reddition devant les États-Unis a failli lui coûter les élections de 1988. Pourtant, l'ALENA n'a apporté que des bienfaits, sans aucunement porter atteinte à la culture canadienne, comme le prédisaient les oiseaux de malheur.

Et que dire de Meech ? Un effort surhumain pour régler le contentieux Québec-Canada « dans l'honneur et l'enthousiasme », qui a fini par entraîner sa perte aux élections de 1993... Si cette initiative lui a valu l'estime durable des Québécois (« il a fait ce qu'il a pu », reconnaît-on), elle lui a valu énormément d'hostilité dans les autres provinces. Cela, il le savait au départ, mais il était prêt à prendre le risque.

Jean Chrétien est ensuite arrivé au pouvoir en fanfaron, en proclamant qu'il abolirait la TPS et réviserait le traité de libre-échange. Il n'en a évidemment rien fait.

Au bilan de M. Mulroney, on compte des initiatives éclatantes comme la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud, mais cette décision ne portait pas à controverse chez les électeurs canadiens. Au contraire, l'envergure d'un leader politique se mesure au degré de courage dont il aura fait preuve - ce qui s'appelle en d'autres mots du leadership.

On verra d'ici quelques années si Denis Coderre, malgré son côté kid kodak, ses lubies (le baseball !) et ses sorties démagogiques (la destruction de boîtes postales communautaires !), aura été à Montréal ce que Brian Mulroney a été au Canada.