J'ai connu Pierre Renaud, le fondateur de Renaud-Bray qui vient de nous quitter, alors qu'il était étudiant à l'Externat classique Saint-Viateur. Qui, parmi ses amis de l'époque, se serait douté qu'il deviendrait l'un des artisans les plus importants de l'industrie culturelle québécoise ?

Pierre était pourtant promis au parcours classique des fils de la petite bourgeoisie outremontaise. Père haut dirigeant de Radio-Canada, mère aimante et cultivée. Il serait, comme tous les Canadiens français de milieu aisé, avocat ou médecin, professeur à la rigueur, bref membre d'une profession libérale et surtout pas dans les affaires. Le vieux tabou catholique contre l'argent et le profit était encore en vigueur, et rares étaient les garçons doués qui s'orientaient vers le commerce sans avoir hérité d'une entreprise familiale.

S'il n'était pas avare de ses opinions sur la politique (il honnissait le duplessisme qui imprégnait la province), Pierre était un garçon secret. Aussi ses amis n'ont-ils pas réalisé, sur le coup, le choc qu'a représenté la mort prématurée de son père. À 17 ans, il était soudain projeté dans une situation de chef de famille, avec trois jeunes frères et une mère qui avait besoin des conseils et du soutien de son fils aîné.

Je crois que c'est de là que vient le sérieux qui le caractérisait, de même que le sens des responsabilités dont il a toujours fait preuve non seulement envers ses proches, mais envers sa clientèle et ses employés.

Contrairement à la plupart de ses amis, Pierre n'est pas allé à l'université. Il a travaillé quelques années comme aide-caméraman, ce qui nous faisait croire qu'il s'engagerait dans une carrière de cinéaste - une profession très prisée à cette époque où l'on découvrait avec émerveillement le cinéma d'auteur.

Et tout à coup, surprise ! À 24 ans, il s'associe avec Edmond Bray, le propriétaire d'une librairie de quartier de la Côte-des-Neiges.

En 1971, avec les 20 000 $ que lui prête sa mère, il en devient l'unique propriétaire. C'est le début d'une entreprise qui allait croître de façon exponentielle jusqu'à devenir un vaste réseau de 46 succursales.

Cet intellectuel friand de débats d'idées, qui n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il parlait de livres avec ses clients, était aussi un entrepreneur audacieux et innovateur. Autre rupture avec la mentalité traditionnelle du Québec francophone, Pierre était capable de prendre des risques. Il a perdu quelques paris, mais il en a gagné bien davantage.

Comme Sam Steinberg qui a révolutionné l'épicerie, Pierre Renaud a révolutionné le monde du livre, introduit le concept de la librairie de grande surface, attiré des clients qui autrement n'auraient jamais mis les pieds dans une librairie, par des offres diverses (heures d'ouverture prolongées, musique, bibelots, articles de cuisine...). Une formidable démocratisation de la culture.

Quoi qu'en disent les beaux esprits qui font le bec fin devant ce qu'ils voient comme du « mercantilisme », Renaud-Bray laisse de la place aux petites librairies qui offrent un service personnalisé dans une ambiance intime et studieuse. Si elles ferment, c'est parce que les gens lisent moins ou sont passés au numérique.

Même Olivieri, l'excellente librairie voisine de l'Université de Montréal, n'a pas tenu le coup. C'est Blaise Renaud qui vient de la sauver de la faillite en l'intégrant à son réseau, tout en lui conservant son identité propre. Olivieri ne changera pas, mais elle sera viable. Tout comme la librairie Paragraphe, près de McGill, acquise en 2015, qui a gardé son caractère distinct.

N'eût été Renaud-Bray, c'est la Fnac qui aurait aujourd'hui le monopole de la librairie de grande surface au Québec.

Dans les années 90, la multinationale française convoitait ce gros marché francophone qui lui aurait ouvert les portes de l'Amérique.

Un dimanche, il y a longtemps, je croise Pierre Renaud dans sa succursale de Côte-des-Neiges. Blaise, son fils aîné alors tout jeune ado, s'active « sur le plancher ». Passionné par la librairie, il suivait son père tous les week-ends dans l'une ou l'autre des succursales. À force d'insister, le petit avait obtenu la permission d'organiser à sa guise les étalages de livres pour enfants.

En 2012, se sachant malade, Pierre lui a transmis les rênes. Si Blaise vénérait son père, Pierre était depuis toujours fier de son fils, confiant dans ses capacités de développer l'entreprise malgré son jeune âge. Pierre Renaud aura eu ce bonheur - un bonheur qui n'est pas donné à tous les chefs d'entreprise - de pouvoir compter sur un héritier, et de savoir que son oeuvre lui survivrait.