Je le dis sincèrement, j'ai beaucoup d'admiration pour Djemila Benhabib et pour Fatima Houda-Pepin.

La première est une écrivaine dont les convictions fortes et le parcours singulier impressionnent: il fallait beaucoup de détermination pour aller porter les couleurs du PQ dans Trois-Rivières, l'une des régions les plus conservatrices du Québec, et encore davantage pour décider, après un premier échec, de s'y enraciner avec mari et enfant.

La seconde est depuis longtemps une députée sérieuse et estimée. On lui doit notamment d'avoir participé à la résistance aux tentatives de certains groupes pour implanter en Ontario des tribunaux familiaux islamiques basés sur la charia. Que les Hérouxvillois se calment, il ne s'agissait pas de légaliser la lapidation mais d'introduire un autre droit pour les questions familiales (mariage, divorce, héritage, etc).

C'était quand même un projet indéfendable, basé sur une discrimination systémique envers les femmes et, bien sûr, rigoureusement inacceptable dans une démocratie laïque (ce que le Québec était, incidemment, bien avant cette charte inutile qui ne sert qu'à exacerber les préjugés).

Cela dit, Mmes Benhabib et Houda-Pepin auraient tort de croire que le fait d'avoir grandi dans des sociétés musulmanes leur donne une expertise incontournable sur l'islam politique tel qu'il peut se manifester à Montréal. Il y a beaucoup d'exégètes de l'islam à travers le monde, et ils ne s'entendent pas tous. Quant aux Québécoises musulmanes, elles ont sur la charte des opinions très divergentes.

A la place de Mmes Benhabib et Houda-Pepin, je serais révoltée, comme elles, contre tous les imams de la terre, et une fois à Montréal, je verrais peut-être poindre à chaque coin de rue le spectre de l'islam politique, mais cela ne signifie pas que leurs arguments soient inattaquables, ni qu'elles soient particulièrement qualifiées pour définir la façon dont une société démocratique doit agir envers ses minorités.

En matière de droits fondamentaux, l'expérience personnelle et les anciens traumatismes ne forment pas une base solide pour la discussion.

Mmes Benhabib et Houda-Pepin peuvent se présenter en spéclialistes auto-proclamées de l'intégrisme islamiste, elles n'ont pas plus d'autorité morale que vous, moi et la voisine en ce qui concerne le coeur du débat, c'est à dire dans quelle sorte de société nous voulons vivre, ici, au Québec.

Nous ne sommes pas en Afghanistan ni en Algérie. Contrairement aux sociétés musulmanes, le Québec actuel est le produit de plusieurs siècles de démocratie libérale. Ce sont ces valeurs-là - en particulier le droit à la pratique religieuse - que défendent les adversaires des aspects coercitifs de la charte.

Le Québec n'est pas une société musulmane. Il n'a pas hérité, contrairement par exemple à l'Algérie, d'un lourd contentieux islamiste dont il faudrait se protéger au quotidien. La prudence nécessaire ailleurs devient, ici, de la paranoïa.

Le débat sur la charte n'a rien à voir avec les dangers (bien réels) de l'intégrisme musulman. Le Canada compte d'innombrables garde-fous à ce chapitre (SCRS, GRC, lois spéciales contre le terrorisme, échanges avec la NSA, le FBI, la CIA et les organismes de surveillance européens...). Ce n'est pas un projet de loi de l'Assemblée nationale qui ajoutera quelque chose à l'arsenal anti-djihadiste.

Le reste est affaire de liberté de conscience: que cela plaise ou non aux absolutistes qui voudraient voir une pensée d'État succéder à la religion d'État, dans une démocratie, les intégristes - musulmans, catholiques ou autres - ont le droit d'exister.

La seule responsabilité de l'État est de protéger le mieux possible les victimes potentielles de l'intégrisme - ainsi, les enfants à qui des Témoins de Jéhovah refuseraient une transfusion ou les filles dont la vie ou l'intégrité seraient menacées par des familles répressives et violentes.