Qui peut être insensible aux malheurs des civils syriens, pris en tenailles entre un régime prêt à tuer sans merci et une opposition fragmentée et tout aussi sanguinaire?

Malheureusement, en pareille matière, la compassion est mauvaise conseillère. En s'engageant à armer les rebelles, l'Europe risque au contraire d'empirer les choses, ne serait-ce que parce que dans le chaos ambiant, les armes tomberont inévitablement aux mains des factions les plus fanatiques, liées à al-Qaïda, multipliant la force de frappe des djihadistes dans le reste du monde.

Les gouvernements Cameron et Hollande se disent résolus à livrer des armes à l'opposition syrienne à partir du 1er août si la conférence de Genève, en juin, ne donne aucun résultat.

Peut-être la menace agitée par Londres et Paris ne vise-t-elle qu'à accentuer la pression sur le régime syrien. Mais au point où en sont les choses, cette stratégie est contre-productive. Assad, acculé au pied du mur, n'a rien à perdre à prolonger le conflit, d'autant plus qu'aux dernières nouvelles, ses armées sont en train d'avoir le dessus sur les forces d'opposition.

Une intervention militaire européenne ne fera qu'inciter la Russie à accroître son aide militaire à Damas. L'Iran et le Hezbollah, les alliés chiites d'un régime alaouite qui origine du chiisme, renforceront leurs efforts contre des rebelles majoritairement sunnites. Les ondes de choc se répercuteront en Israël, en Turquie et en Irak. Veut-on voir le Moyen-Orient s'embraser?

Quant à l' «Armée syrienne libre», elle est depuis longtemps dépassée par des factions djihadistes en partie formées de renforts étrangers. Advenant la chute du régime Assad, les combattants les plus radicaux auront tôt fait d'assurer par la force leur domination sur le pays, comme le prédit le géostratège Gérard Chaliand: «Après des règlements de compte âpres et cruels, une dictature (islamiste celle-là, pourrait-on ajouter) en remplacera une autre...».

L'administration Obama reste heureusement sur la réserve. Obama a déjà menacé de passer à l'action si Damas franchissait la «ligne rouge» (l'emploi d'armes chimiques). Deux correspondants du «Monde» ont rapporté de Syrie des échantillons dont leurs contacts affirment qu'il s'agit d'armes chimiques, mais outre que les échantillons n'ont pas encore été analysés, il est possible qu'ils aient été trafiqués, ou qu'il s'agisse de gaz incapacitants non prohibés.

De toute façon, le président Obama préfère laisser passer la Conférence de la mi-juin avant de lancer des ultimatums qui ne serviraient qu'à rendre l'atmosphère encore plus explosive. Dommage qu'à Paris et Londres, on n'observe pas la même prudence.

On se croirait ramené 10 ans en arrière, alors que l'administration Bush justifiait l'invasion de l'Irak par l'existence d'«armes de destruction massive», de même que par les gaz chimiques utilisés contre la minorité kurde. On a vu la catastrophe qui en a résulté: une société démolie, une guerre civile larvée entre chiites et sunnites...

L'ironie est que ceux qui, avec raison, s'opposaient mordicus à l'invasion en Irak (la France au premier chef), sont aujourd'hui les plus fervents apôtres de la philosophie du «devoir de protection» qui sous-tendait l'offensive américaine de 2003; ils font maintenant front commun avec les républicains américains qui, fidèles à la vision de Bush, poussent la Maison-Blanche à armer les rebelles syriens.

Les mêmes applaudissaient à l'offensive de l'OTAN contre Kadhafi... laquelle a tout aussi mal tourné. La Libye, aujourd'hui aux mains de milices lourdement armées qu'un gouvernement fragile et incompétent est incapable de désarmer, est devenue une terre d'asile et un gigantesque entrepôt d'armements pour les groupes extrémistes, qui s'en sont servi comme tremplin pour envahir le Mali. Cela ne devrait-il pas servir de leçon pour le cas syrien?