Bizarre affaire: le best-seller du mois, en France, est une petite brochure de 30 pages écrite par un vieux monsieur de 93 ans.

Bizarre affaire: le best-seller du mois, en France, est une petite brochure de 30 pages écrite par un vieux monsieur de 93 ans.

Avec 80 000 exemplaires vendus en décembre, la brochure dépasse de très loin le numéro deux des meilleures ventes, La Carte et le territoire d'un Houellebecq auréolé du prix Goncourt, ne s'étant écoulé pendant la même période qu'à 9500 exemplaires!

L'auteur, Stéphane Hessel, était pourtant loin d'être connu dans les chaumières. Ancien résistant, il a une belle carrière de diplomate derrière lui, mais bon, ce n'est certainement pas un «people»!

Le titre de l'opuscule: Indignez-vous! Le ton est à l'avenant, furieux et grandiloquent. Hessel aligne toutes les raisons qu'on devrait avoir de s'indigner, du sort des «sans-papiers» à la remise en question des retraites en passant par l'avenir de la planète, et en appelle au retour à l'esprit de la Résistance... et ça se vend comme des petits pains chauds.

Pareil engouement étonne, car à vrai dire, ce n'est pas l'indignation qui manque en France. Les Français sont au contraire perpétuellement indignés.

Ils râlent contre tout, y compris contre ce qui marche le mieux (exemple, leurs excellents services de santé et leurs admirables transports en commun). Ils ne perdent jamais une occasion de descendre dans la rue et, pour bien marquer leur indignation, votent bon an mal an, dans des proportions stupéfiantes, pour des partis extrémistes de droite comme de gauche, histoire de faire un bon pied de nez aux deux grands partis de gouvernement, les seuls capables (plus ou moins) de gouverner ce pays merveilleux et agité.

Comme l'écrit sur le site Slate.fr la sociologue Monique Dagnaud, «l'injonction de Stéphane Hessel est décalée par rapport à la réalité. Les Français ne sont pas endormis, leur ardeur revendicatrice constitue même une marque de fabrique».

«Les raisons du succès phénoménal de Indignez-vous!», conclut-elle, «se situent sans doute là. Le lecteur adore les écrits qui confortent son point de vue».

D'autres commentateurs sont moins charitables. Éric Le Boucher, chroniqueur économique à Slate et aux Échos: «L'indignation est légitime, mais elle ne doit pas conduire à la glorification des acquis de la Résistance. L'indignation, si elle s'accroche à un passé à bout de souffle, devient indigne.»

Dans un article des Échos, il pourfend «ce goût de la jérémiade (qui) a trouvé à s'ancrer dans la nostalgie des Trente Glorieuses. Le succès ahurissant du livre de Hessel illustre cette mythification d'un modèle français», modèle figé, explique-t-il, dans des réalités dépassées.

Au Monde, son successeur Pierre-Antoine Delhommais n'est pas en reste: «Le mot Chine ne figure pas dans l'opuscule, qui ne nous parle que d'un monde qui n'existe plus depuis bien longtemps - une époque bénie où un petit groupe de pays occidentaux s'enrichissaient tranquillement entre eux, laissant le reste de la planète à sa misère...

«Ce qui est légèrement indigne», poursuit Delhommais, «c'est de pleurer sur la grandeur passée de la France sans se réjouir un seul instant du fait que des centaines de millions de Chinois, d'Indiens et de Brésiliens sont, depuis 20 ans, à cause de l'abominable pensée "productiviste", sortis de la pauvreté extrême... L'humanisme de Hessel, ce personnage admirable, militant de la décolonisation, s'arrête désormais curieusement à nos frontières, dans une défense crispée et apeurée.»

Que faut-il en conclure? Que si les Français n'ont pas perdu leur légendaire capacité d'indignation, ils ont aussi conservé le goût du débat... et c'est tant mieux.