J'aurais aimé interviewer Paul Desmarais, mais je n'ai jamais réussi à le rencontrer. Et ce n'est pas faute d'avoir essayé. Couvrir durant 20 ans l'activité économique québécoise et être incapable de parler à son plus important acteur aura été tout aussi frustrant qu'étonnant.

Chaque année, à la mi-janvier, j'appelais au siège social de Power Corporation pour parler à Ted Johnson, le secrétaire du conglomérat et bras droit de M. Desmarais. La discussion, bien que polie, se terminait rapidement.

«Non, M. Desmarais ne donnera pas d'entrevue. Merci de vous intéresser à notre entreprise», me répondait invariablement Ted Johnson.

Je n'ai toutefois pas été la seule victime de la discrétion légendaire de Paul Desmarais. Ses refus de réaliser des entrevues n'avaient rien à voir avec le fait que je travaillais pour un journal concurrent. Mes collègues de La Presse ont goûté à la même médecine puisque la dernière entrevue que leur "patron" leur a accordée remonte à 1990.

Pour réaliser le cahier commémoratif qui est distribué ce matin dans La Presse, il a même fallu piger dans les extraits d'une conversation que Paul Desmarais a eue avec un journaliste du magazine français Le Point en 2008.

Une trop rare conversation, qui nous en apprend un peu plus sur la pensée de cet homme qui a bâti, à partir de rien, un empire et un réseau de contacts internationaux de haut niveau.

La discrétion de Paul Desmarais, une marque de commerce que ses fils cultivent et perpétuent avec un talent certain, ne relevait ni du snobisme ni d'une quelconque forme de condescendance.

Paul Desmarais était en affaires pour faire des affaires. Il n'était pas là pour donner son opinion sur tout et sur rien. Les rares fois où il a fait des sorties publiques, c'était pour se porter à la défense du fédéralisme canadien, le principal enjeu politique de toute sa vie.

Paul Desmarais est né, a grandi et a commencé sa vie adulte à Sudbury, en Ontario, et on peut penser qu'il est toujours resté un Canadien français dans l'âme puisque son ultime ambition a toujours été de démontrer qu'un francophone pouvait faire sa marque en affaires.

Il a voulu faire la preuve que l'establishment financier canadien n'était pas la chasse gardée des seuls représentants de la majorité anglophone et qu'un francophone pouvait s'attaquer à tous les marchés à l'échelle nationale, continentale et internationale.

Modèle et pouvoir

À cet égard, même s'il s'est rapidement imposé dans les années 60 et 70 comme le plus important entrepreneur québécois, sa discrétion naturelle et la poursuite de ses objectifs personnels l'ont quelque peu mis en marge du mouvement d'émergence d'une nouvelle classe d'entrepreneurs québécois que l'on a baptisée Québec inc.

Paul Desmarais avait un style tout à fait à l'opposé de celui du bouillant Pierre Péladeau, toujours prêt à susciter la polémique, ou du très conceptuel Pierre Lortie, qui a pris la tête de Provigo au milieu des années 80 et qui avait toujours une nouvelle thèse de management à tester.

Paul Desmarais n'a jamais voulu jouer le rôle de révélateur auprès de ses pairs du Québec inc., même s'il a été pris comme modèle par quantité de ces entrepreneurs émergents, dont Alain Bouchard.

Beaucoup de gens disent encore de lui qu'il était un homme de pouvoir, celui qui tirait les ficelles en coulisses, à l'image de Power Corporation, son entreprise au nom mystérieux, proche de l'opaque, alors que Power Corporation était une entreprise de distribution électrique...

L'ex-premier ministre Brian Mulroney a bien connu Paul Desmarais et il est toujours surpris de l'image distordue que plusieurs ont de lui.

«Paul Desmarais était un «homme de la renaissance», d'une grande culture, un historien, curieux, passionné par la France, les États-Unis et la Chine. Oui, il s'intéressait à la politique, il voulait prendre le pouls, échanger sur les grands enjeux nationaux.

«On a eu des discussions passionnantes sur le libre-échange, la TPS ou la réforme fiscale, mais jamais il n'a demandé de privilèges ou de dérogations pour son entreprise. Il avait amplement les moyens de réaliser ses projets. Il n'avait besoin d'aide de personne», assure Brian Mulroney.

Franc partisan de l'accord de libre-échange Canada-États-Unis, Paul Desmarais ne s'est pas affiché pour autant dans la campagne que le tout Québec inc. a menée pour appuyer la signature du traité. Il l'appuyait, mais il n'est pas pour autant apparu dans ses nombreuses manifestations. Paul Desmarais était un homme discret capable toutefois d'éloquence.