L'annonce lundi matin du départ soudain et inattendu de Richard Dufresne de son poste de numéro 2 de la chaîne d'alimentation Metro était en soi étonnante. La confirmation de sa nomination hier matin comme chef de la direction financière chez George Weston limitée - propriétaire des magasins Loblaws et ennemi juré de Metro - ajoute un peu de consternation à la surprise de la veille.

Consternant, parce qu'il est assez inhabituel que, du jour au lendemain, un acteur-clé d'une entreprise à succès et de l'envergure de Metro décide de quitter son entreprise pour accepter sans aucun préavis une offre de son principal concurrent.

Même si on ne peut empêcher un coeur d'aimer et que Richard Dufresne a pleinement le droit de gérer sa carrière de la façon dont il l'entend, le subit changement d'allégeance qu'il vient d'effectuer soulève certaines questions d'ordres commerciales et éthiques.

Habituellement, les contrats d'acteurs stratégiques de grandes sociétés - comme Richard Dufresne pouvait en être un chez Metro - sont assortis de clauses de non-concurrence qui visent à empêcher justement des sauts de clôture trop soudains.

Si on ne peut empêcher quelqu'un de quitter son poste ou son entreprise, on peut au moins s'assurer qu'il n'ira pas immédiatement offrir ses services à un concurrent. Surtout quand il s'agit du numéro 2 de l'entreprise et qu'il a pleinement participé à l'orchestration de toute la planification stratégique du groupe.

La non-concurrence élastique

Règle générale, ces clauses de non-concurrence prévoient des périodes-tampon de six mois à un an durant lesquelles un «déserteur» ne pourra offrir ses services à une entreprise du même secteur d'activité.

Visiblement, il n'existait pas de telles clauses qui liaient Richard Dufresne et Metro ou s'il en existait on peut présumer que Weston a accepté de payer la pénalité financière que devra éventuellement subir Richard Dufresne à l'endroit de son ex-employeur.

De ce côté, on ne sait trop quoi penser, puisque Metro a refusé hier de commenter l'embauche de M. Dufresne par son concurrent Weston. Sur le plan éthique, le passage à l'ennemi du numéro 2 de Metro laisse les spécialistes de la question fort circonspects.

«En termes d'enjeux de gouvernance, le comportement de M. Dufresne laisse songeur. Si tu ne peux pas forcer quelqu'un à travailler jusqu'à sa mort pour la même entreprise, tu peux t'attendre, si elle désire partir, à ce qu'elle ne traverse pas la rue pour aller chez le concurrent», observe Michel Nadeau, président de l'Institut pour la gouvernance d'organisations privées et publiques.

M. Dufresne aurait pu prendre le même job dans une entreprise de haute technologie que tout le monde aurait compris qu'il avait un irrépressible besoin de changement et qu'il laissait son ancienne entreprise en bons termes.

«Mais là, il s'en va chez Weston. Weston, c'est Loblaw, et Loblaw, c'est le principal concurrent de Metro», souligne avec étonnement Denis Durand, associé principal chez Jarislowsky Fraser.

De l'argent à la clé

Denis Durand aurait mieux compris le geste du numéro 2 de Metro s'il avait été accompli en suivant les étapes habituelles. La rapidité de l'annonce de l'embauche de M. Dufresne par Weston laisse penser qu'il y avait un paquet de fric à la clé de cette entente.

«Il doit transformer en actions de Metro toutes ses options et il ne pourra encaisser celles qui ne sont pas encore à échéance. Weston a dû lui garantir les sommes équivalentes», estime Denis Durand.

Cette nouvelle histoire de transfuge des affaires n'est pas sans rappeler celle de l'ex-PDG du CN, Hunter Harrison, qui lui aussi a tourné le dos à des avantages financiers de 40 millions qui lui sont dus parce qu'il sollicite le poste de PDG du CP.

Mais on sait que ceux qui veulent le voir à la tête du CP ont promis de le dédommager pour chaque cent dont le CN pourrait le priver.

Dans le milieu des affires d'aujourd'hui, même les serments d'allégeance se monnayent.

Si cette défection-surprise et surtout l'embauche de Richard Dufresne par Weston témoignent d'un malaise certain à la haute direction de Metro, elle n'a pas provoqué de réactions de panique chez les différents marchands-propriétaires Metro à qui nous avons parlé hier.

«Je ne suis pas surpris. Ça ne fait que confirmer que le monde de l'alimentation au détail est en pleine transformation et qu'on va assister à bien des bouleversements au cours des cinq prochaines années», a laissé tomber l'un d'entre eux.