Le plus vieux et efficace truc du chroniqueur, c'est de jouer la carte de la provocation. C'est ce qu'a fait l'autre jour mon éminent collègue Michael Farber, de Sports Illustrated, en exhortant Vincent Lecavalier à ne pas venir jouer à Montréal.

«Une transaction aurait du sens pour tout le monde sauf toi», a écrit Farber, un ancien de la Gazette qui vit toujours à Montréal (et qui demeure, quoi qu'en disent ses détracteurs, une des plus belles plumes de hockey en Amérique du Nord).

«L'équipe que le regretté Mordecai Richler a décrite un jour comme une nécessité spirituelle est maintenant officiellement une religion. (...) La passion pour l'équipe et l'attention consacrée aux joueurs ont dépassé les limites du bon sens. Tu foncerais tout droit dans ce joyeux maelström. Tu vivrais comme un poisson dans un bocal. (...) Si tu veux partir, pense à une autre option que Montréal.»

Farber ne s'est pas fait d'amis chez les partisans du Canadien. Sur le blogue de Mathias Brunet et sur les forums de discussion de rds.ca, il se fait royalement varloper. Le blogue de hockey de la Gazette a même fermé la section des commentaires du texte consacré à Farber, tellement les insultes à son endroit avaient pris un tour personnel.

Pas sûr qu'un chroniqueur de SI aurait osé suggérer à un Texan de ne pas enfiler l'uniforme des Cowboys de Dallas. Ou à un natif du Bronx de tourner le dos aux Yankees. Mais bon. Si on s'arrête deux secondes pour y penser - et si on oublie charitablement l'allusion un peu perfide à Mordecai Richler, un grand écrivain qui n'a malheureusement jamais hésité à casser du sucre sur le dos des Québécois francophones - ce que dit Farber n'est pas si déconnecté que ça de la réalité.

Qu'on le veuille ou non, le Canadien inspire depuis quelques années une dévotion qui n'a d'égale nulle part ailleurs dans la Ligue nationale. Une dévotion alimentée par la stratégie de marketing hyper-efficace de l'organisation et par une couverture mur à mur des activités de l'équipe, dans les deux langues officielles, par une armée sans cesse plus nombreuse de journalistes, blogueurs et autres commentateurs.

«Si tu es un joueur-vedette qui fait beaucoup d'argent, il y a beaucoup de pression. Si tu gagnes 10 millions par an, que tu joues ici et que tu ne produis pas, tu vas en entendre parler. Il faut être capable de jouer malgré ça, a dit Georges Laraque, hier. Si je faisais autant d'argent (que Lecavalier) et que j'avais été blessé autant que je l'ai été cette année, je me ferais crucifier.»

Le vétéran Robert Lang, qui a roulé sa bosse de Los Angeles à Chicago en passant par Boston, Pittsburgh, Washington et Detroit avant d'aboutir à Montréal, est bien placé pour juger de l'ampleur de l'intérêt que suscitent le Canadien et ses joueurs. Il adore Montréal, «où les gens vivent pour le hockey», mais souligne que la vie d'un joueur n'y est pas sans compromis.

«Tu perds ta vie privée. Tout le monde sait qui tu es. Aussi flatteur que ce soit, ça devient pénible parfois. Tu aimerais pouvoir aller au Starbucks boire un café sans te faire dévisager. Juste avoir la paix. Mais c'est le prix à payer, car d'un autre côté, il y a 20000 personnes qui viennent pour un entraînement public!»

Si un joueur tchèque trouve ça «parfois pénible», qu'est-ce que ce serait pour un Québécois étiqueté «joueur de concession» depuis son arrivée dans la LNH, un joueur que certains perçoivent comme la réincarnation de Jean Béliveau?

«Pour un joueur québécois de son niveau, revenir à la maison serait sans doute une expérience difficile à gérer, dit Lang. Il a été sous les projecteurs toute sa carrière, mais jouer ici serait pas mal différent de jouer à Tampa. Ici, quand tu joues mal ou que tu viens de subir quelques défaites de suite, ça peut se corser.»

La contrepartie, comme Lang a bien pris soin de me le souligner, c'est que lorsque ça va bien, il y a peu d'endroits où l'amour pour une équipe s'exprime avec plus d'abandon. Si Vincent Lecavalier gagnait la Coupe Stanley à Montréal, il aurait la ville (et la province) à ses pieds.

Michael Farber a choisi de voir le verre à moitié vide. Si une transaction entre le Lightning et le Canadien se matérialise, c'est que Vincent Lecavalier - qui aura assurément son mot à dire, clause de non-échange ou pas - aura choisi de voir le verre à moitié plein.

Le problème, c'est que Lecavalier a eu la chance dans le passé de venir à Montréal. Il n'aurait eu qu'à attendre l'obtention de son autonomie, l'été dernier, pour signer un contrat que Bob Gainey se serait sûrement fait un plaisir de lui présenter. Il ne l'a pas fait. Est-il suffisamment dégoûté par l'oeuvre de destruction en cours à Tampa Bay depuis l'arrivée des propriétaires Len Barrie et Oren Koules pour revoir ses positions?

Bonne question.