Combien d'affronts peut-on infliger à un même quartier en 100 ans ?

On a bulldozé le Faubourg à m'lasse en 1920 pour faire passer le pont Jacques-Cartier. On l'a charcuté dans les années 50 pour transformer l'étroite rue Dorchester en boulevard. On l'a rasé dans les années 60 pour faire place au stationnement et à la tour de Radio-Canada.

Et voilà qu'aujourd'hui, celle-là même pour qui on a chassé plus de 600 familles menace de quitter le quartier pour de bon. Sans état d'âme.

Tout de même troublant. Pour justifier l'éventuel départ du quartier, on évoque « le progrès »... comme on a évoqué le progrès pour l'anéantir. On envisage de passer à autre chose, comme si le passé était un simple embarras qu'on pouvait laisser derrière soi quand on n'en a plus besoin.

« On n'est plus là », explique le diffuseur. Les plans de l'immeuble ont 50 ans. Ils ont été dessinés à l'époque du transistor. On a besoin d'autre chose, plus aéré, plus fonctionnel, plus moderne.

Soit. On peut comprendre. La grande tour n'est plus adaptée aux besoins d'un média d'aujourd'hui, en plus d'être trois fois trop grande. Radio-Canada peut donc, légitimement, penser s'en départir. Elle peut la mettre en vente. Elle peut la quitter.

Mais envisager de quitter le quartier ? Vraiment ?

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Qu'elle le veuille ou non, Radio-Canada a une responsabilité envers ce secteur transformé pour ses seuls et uniques besoins.

C'est elle, à l'époque, qui exigeait de la Ville un terrain de 1,3 million de pieds carrés. Le site de l'actuel Complexe Desjardins avait d'abord été envisagé. Celui des habitations Jeanne-Mance, ensuite. Mais le maire Fournier puis son successeur Drapeau ont finalement opté pour un quartier vétuste en manque de rénovations. Avec l'accord de Radio-Canada.

L'intention était peut-être bonne, mais le geste, d'une rare violence.

En 1963 et 1964, il aura fallu à peine 20 mois pour réduire en poussière un milieu de vie au grand complet. On a chassé 5000 personnes, puis on a démoli les 262 immeubles du Faubourg à m'lasse, des maisons de deux et trois étages, des épiceries, des restaurants, des garages, des barbiers, des salons de coiffure.

« Le quartier était assez vivant avec le cinéma Champlain, je m'en souviens », raconte Lucien Landry, un résidant du Faubourg, dans le magnifique livre Quartiers disparus. Il y avait aussi des tavernes, des clubs, des boîtes de nuit, le Mocambo, l'Electra.

Tout ça, on l'a rasé pour répondre aux demandes de Radio-Canada. On a asphalté la quasi-totalité des 25 acres. Et on a construit une grande tour de granit brun pour remplacer les milliers de résidants par des milliers d'employés.

Et à peine 50 ans plus tard, on déménagerait tout simplement ces milliers de personnes ailleurs en abandonnant possiblement le site ?

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C'est une chose de conclure que Radio-Canada peut se passer du quartier. Mais c'en est une autre de conclure que le quartier peut se passer de Radio-Canada.

Le Centre-Sud est un secteur fragile. À l'est de la grande tour, les terrains vacants s'étirent jusqu'au pont. À l'ouest, on retrouve la plaie béante de l'autoroute Ville-Marie. Et au sud, il y a « la Molson »... qui songe elle aussi à quitter ses installations.

Et on enverrait les 3000 employés du diffuseur public à la Place Bonaventure ou ailleurs au centre-ville ? Des employés qui participent à la vie de ce quartier, qui dépensent dans le Village, qui font vivre un certain nombre de petits commerces.

C'est très bien qu'on veuille enfin densifier les abords de la tour en construisant et en multipliant les fonctions. Mais soyons réalistes, dans le contexte économique et démographique de Montréal, il est difficile de croire qu'on pourra « remplir » un nouveau quartier demain matin sans la présence de Radio-Canada.

« Abandonner ce terrain serait condamner ce secteur est de la ville à un déclin certain pour au moins deux décennies », croit l'architecte Claude Provencher.

Si vraiment Radio-Canada a éliminé toutes les options pour la grande tour, qu'elle se trouve un acheteur. Une décision qui peut, à la limite, se justifier. Mais de grâce, qu'elle n'abandonne pas le quartier après l'avoir rasé. Qu'elle s'installe plutôt sur les terrains qui l'entourent, une des options sur la table, afin de continuer d'être le pôle du secteur. Afin, surtout, d'assumer ses responsabilités historiques.

Pour se rappeler...

Quartiers disparus, Collectif dirigé par Paul-André Linteau et Catherine Charlebois, Éditions Cardinal

PHOTO TIRÉE DU LIVRE QUARTIERS DISPARUS

Voici à quoi ressemblait le terrain de la tour de Radio-Canada, peu avant sa construction.

PHOTO TIRÉE DU LIVRE QUARTIERS DISPARUS

Voici à quoi ressemblait le terrain de la tour de Radio-Canada, peu avant sa construction.

Photo tirée du livre Quartiers disparus

Les 262 immeubles du Faubourg à m'lasse ont été démolis.