Il n'est pas impossible que la direction de Bombardier, et notamment Alain Bellamare, ait commis un délit d'initié, ce qui serait l'équivalent d'une véritable fraude boursière. Un tel scénario est toutefois hautement improbable. Voici pourquoi.

D'abord, rappelons bien de quoi il s'agit. Le 15 août, Bombardier a mis en place un RATA, soit un Régime d'aliénation de titres automatique. Six cadres en bénéficient, dont Alain Bellemare et Pierre Beaudoin.

Un RATA est un mécanisme par lequel les bénéficiaires autorisent un tiers indépendant à vendre des blocs de leurs actions en fonction d'instructions préétablies. Ce peut être, par exemple, la vente automatique d'un certain volume d'actions une fois par mois à un prix donné. Dès que le régime est lancé, plus moyen de révoquer les ordres donnés à l'avance au tiers, quoi qu'il advienne.

Le RATA est justement censé éloigner les dirigeants détenteurs d'actions des possibles délits d'initié, puisque la décision de vendre ou non à un moment controversé ne leur appartient plus.

Le RATA et son mécanisme de vente « automatique » ont été approuvés par l'Autorité des marchés financiers (AMF). L'organisme a exigé une déclaration dans laquelle les bénéficiaires de Bombardier affirmaient qu'ils ne possédaient aucune information importante « qui n'était connue du public au moment où ils ont souscrit à ce programme », soit le 15 août (1).

Les six cadres ont transféré beaucoup dans le RATA. Selon mes estimations, basées sur le registre SEDI et la circulaire de Bombardier, les titres transférés avaient une valeur de plus de 65 millions de dollars le 15 août. Il s'agit surtout des options d'achat d'actions obtenues en 2015, que les dirigeants sont maintenant libres de vendre. La portion d'Alain Bellemare valait 18,6 millions (2).

À la suite d'une chronique de Michel Girard, du Journal de Montréal, l'AMF a décidé de faire un « examen » du RATA et exigé du tiers indépendant la suspension de toute vente de titres.

Maintenant voilà : la seule façon pour les six cadres d'avoir simultanément commis un délit d'initié, ce serait d'avoir été au courant, dès le 15 août, de l'annonce qui serait faite le 8 novembre.

Ce jour-là, l'entreprise indiquait aux investisseurs qu'elle prévoyait désormais avoir un trou de 600 millions dans ses liquidités courantes en 2018, alors qu'elle s'attendait précédemment à l'équilibre. Ce trou est attribuable à des retards de livraison de matériel roulant de Bombardier Transport, ce qui fait pression sur les liquidités. L'annonce a fait chuter le titre boursier.

Cela dit, pour qu'il y ait délit d'initié, il faut que le 15 août, les dirigeants aient eu davantage qu'une vague présomption d'un trou à venir, il faut qu'ils en aient été pratiquement certains.

De plus, les membres de la direction doivent avoir, tous ensemble, été en mesure de cacher cette relative certitude au conseil d'administration de l'entreprise, qui a approuvé le RATA.

Je sais que la cote de Bombardier n'est pas élevée, mais sachez que le conseil de Bombardier est formé d'éminents administrateurs, qui ont vu neiger. Le comité de rémunération est notamment formé de quatre administrateurs - tous indépendants - qui ont été des dirigeants de multinationales telles Nestlé, Citigroup, Lufthansa. Pas de deux de pique.

Croyez-vous vraiment que ces administrateurs chevronnés auraient autorisé un tel RATA sans poser de questions ?

Autre élément : pour orchestrer un tel délit, il aurait fallu qu'Alain Bellemare et ses collègues aient eu un énorme culot, eux qui sont sous la loupe de tous les Québécois semaine après semaine. Croyez-vous vraiment qu'ils auraient pris un tel risque en se sachant aussi étroitement surveillés ? Qu'ils auraient pris ce grand risque, les six ensemble, nuisant ainsi à la réputation de Bombardier et à leur chance de toucher une rémunération bien supérieure dans les années à venir ?

Enfin, dernier élément : il n'y a pas que le trou qui compte, il y a aussi les 5000 employés licenciés, justifiés par la fin des programmes de développement de nouveaux avions. Généralement, les investisseurs réagissent favorablement aux licenciements, puisqu'ils ont pour effet d'alléger les coûts de l'entreprise, d'augmenter les profits et de faire ainsi bondir le titre.

Autrement dit, les renseignements dits privilégiés présumément connus à l'avance par les patrons au moment du RATA auraient tout aussi bien pu faire monter que baisser le titre. Ce constat n'absout pas les dirigeants, mais de la même façon, l'apparition du trou de 600 millions n'est pas, en soi, suffisant pour accuser les dirigeants de délits d'initié.

Cela dit, le RATA comporte certains aspects négatifs. Il envoie le signal aux investisseurs que les dirigeants sont plus enclins à vendre leurs options et actions que de les détenir à long terme. Le RATA en question, d'ailleurs, a une durée maximale de deux ans (jusqu'en 2020), alors que les options de 2015 d'Alain Bellemare et des autres s'éteignent en 2022.

Si Bellemare et la direction jugent qu'il faut vendre d'ici deux ans, est-ce à dire qu'ils ne croient pas que l'entreprise et le titre continueront de croître par la suite ? Par ailleurs, les ordres préétablis transmis au tiers indépendant fixent-ils une hauteur minimale ou maximale au cours de l'action pour procéder ? Le cas échéant, les investisseurs du marché aimeraient bien le savoir, afin de juger des perspectives attendues par les patrons pour le titre.

1. Cette approbation a permis aux six cadres d'être dispensés de déclarer éventuellement les ventes d'actions du RATA dans les cinq jours suivant chaque transaction, comme c'est habituellement le cas.

2. Légalement, le tiers indépendant, Solium Capital, ne pouvait commencer à vendre avant le 17 septembre.