Oui, le Delaware peut être utilisé par des arnaqueurs pour éviter le fisc ou blanchir des fonds. Je vais d'ailleurs vous raconter le stratagème d'une PME québécoise que j'ai débusqué, il y a quelques années.

Mais non, le minuscule État américain n'est pas un paradis fiscal pour les grandes entreprises, contrairement à ce que laisse entendre Québec solidaire.

Le Delaware a comme grand avantage d'être un État facile d'accès et efficace pour les entreprises. Aucun investissement minimal ni aucun compte de banque n'y est requis. Il n'y a guère plus d'obligation pour les entreprises d'y établir leur siège social ou pour les dirigeants d'y résider.

De plus, les tribunaux du Delaware s'appuient sur une jurisprudence vieille de plus de 200 ans pour rendre leurs décisions, ce qui rassure les entreprises quant à la prévisibilité et à la stabilité des décisions judiciaires.

Cette flexibilité explique pourquoi plus de 60% des grandes entreprises américaines s'y sont incorporées. Et pourquoi, aussi, l'ancien ministre des Finances du Québec, Yves Séguin, disait s'inspirer du Delaware pour réformer la loi québécoise sur les compagnies.

Le Delaware a également comme autre avantage de ne pas imposer les profits des entreprises. Mais attention: les entreprises doivent tout de même payer l'impôt fédéral américain de 35% si elles font des affaires aux États-Unis. De plus, si elles vendent des produits ou exploitent des usines dans d'autres États américains, elles doivent y acquitter l'impôt étatique sur les profits.

Par exemple, une société incorporée au Delaware qui aurait une usine en Californie et y vendrait tous ses produits devrait y acquitter l'impôt fédéral de 35%, plus l'impôt de la Californie de 12% (environ 4% après déduction), pour un impôt net de 39,2%.

En comparaison, l'impôt fédéral-provincial au Québec sur les profits est de 26,9%. Prétendre que le Delaware est utilisé comme paradis fiscal par Québecor, comme le fait Québec solidaire, est donc farfelu et s'apparente à de la désinformation, dit Éric Labelle, fiscaliste international pour la firme RCGT.

Au Delaware, l'opacité de certains renseignements exerce cependant un attrait sur des entrepreneurs malintentionnés qui veulent contourner les règles fiscales. En effet, une entreprise peut y être créée avec comme seule référence un administrateur qui joue le rôle d'actionnaire. De plus, le nom et l'adresse des actionnaires outre-mer ne figurent sur aucun registre public.

Qui plus est, les firmes étrangères qui sont incorporées au Delaware, mais qui vendent seulement à l'extérieur des États-Unis, n'ont pas à payer d'impôts aux États-Unis.

Ce ne peut pas être le cas de Québecor ou de ses filiales, scrutées à la loupe par les autorités fiscales. Pas plus que le Mouvement Desjardins, le Cirque du Soleil ou Domtar, qui ont aussi des sociétés au Delaware.

Les règles fiscales canadiennes sont très sévères: une entreprise qui réaliserait des revenus étrangers en passant par le Delaware serait imposée au Canada comme si elle faisait les ventes à partir d'ici, explique le fiscaliste Pierre Bourgeois, de la firme PwC. Et cet évitement fiscal serait sujet à des amendes, bien sûr.

Un cas québécois

Des entreprises obscures peuvent toutefois s'y faufiler, ce qui explique pourquoi le réseau Tax Justice Network décrit le Delaware comme un paradis fiscal.

Il y a quelques années, lors d'une enquête de longue haleine, le stratagème d'un entrepreneur québécois m'est apparu dans toute sa splendeur. Dans les faits, il détenait et dirigeait l'entreprise du Delaware, mais sur papier, les actionnaires et administrateurs de l'entreprise étaient installés aux Bahamas, en Suisse et au Panama, des paradis fiscaux.

Comme l'entreprise ne vendait rien aux États-Unis, elle était dispensée d'impôts américains. Et comme les actionnaires étaient incorporés dans des paradis fiscaux, les impôts à payer étaient minimes ou inexistants. Bien sûr, le fisc canadien ou d'ailleurs aurait pu coincer l'entreprise et juger qu'elle faisait de l'évitement fiscal, mais l'opacité du Delaware et des Bahamas, entre autres, rendait l'enquête difficile.

L'évasion fiscale internationale est un problème réel, mais le phénomène n'est ni aussi simpliste ni aussi étendu que le prétend Québec solidaire. Répéter le contraire semble destiné à attirer des électeurs anticapitalistes avides de scandales. M'est avis que cette stratégie pourrait finir par lui être néfaste.