-Oui allo Jersey ? C'est Canada au téléphone.

-Allo Canada, comment ça va ?

-Ça va, ça va. Dites-moi, Jersey, on a un dossier fiscal qu'on aimerait vérifier : Philippe Couillard.

-Dossier fiscal ? Mais vous connaissez nos règles sur le secret bancaire et fiscal.

-Oui, mais justement, le Canada a signé des accords d'échanges de renseignements fiscaux avec 19 paradis fiscaux depuis cinq ans. L'ïle de Jersey en fait partie depuis décembre 2011. Alors allez, Philippe Couillard.

-Qu'est-ce que vous lui reprochez ?

-Quand il est redevenu résidant canadien, entre 1996 et 2000, il nous a déclaré des revenus d'intérêts sur un capital de 600 000 $ pour un compte à l'île de Jersey.

-Et alors ? S'il n'était pas résidant du Canada avant 1996, s'il ne travaillait pas chez vous, pourquoi aurait-il dû payer des impôts au Canada ? Par exemple, un résidant français qui travaille en France paie ses impôts en France, pas au Canada. C'est ridicule votre demande.

-Je veux bien, mais là n'est pas la question, Jersey. On cherche à vérifier s'il a tout déclaré APRÈS son retour. L'accord d'échange Canada-Jersey est clair : vous devez nous fournir les renseignements sur demande, même ceux qui viennent des banques ou des fiducies. Alors allez, Philippe Couillard.

-Un instant, Canada. L'accord est entré en vigueur en 2011, pas en 1991.

-Oui, mais j'invoque l'article 12a de l'accord, qui me permet de fouiller avant 2011.

-Bon, bon bon, restons calme. Comment vous épelez ?

Cette discussion est fictive et Philippe Couillard affirme avoir payé tous ses impôts en bonne et due forme. Les paradis fiscaux ont toutefois bel et bien signé des ententes avec les pays occidentaux, dont le Canada.

Parmi les 19 ententes, en plus de celle de l'île de Jersey, il y a les îles Caïmans, le Panama, les Bahamas et les Bermudes, entre autres. Les îles Vierges britanniques ont aussi signé l'entente il y a deux semaines, et le Canada est en négociations avec Gibraltar, le Belize et le Liberia, entre autres.

Il s'agit d'une petite révolution. Évidemment, les renseignements peuvent seulement être demandés par l'Agence du revenu du Canada., De plus, l'Agence ne peut aller à la pêche et réclamer des informations sur n'importe quel contribuable sans avoir des motifs raisonnables de croire qu'il y détient un compte.

Selon le fiscaliste international Éric Labelle, de RCGT, la portée des ententes est large et permet vraiment au gouvernement canadien de réclamer ce qu'il a besoin.

Le Canada a cédé gros

Le Canada a toutefois dû céder gros pour obtenir ces accords, fait valoir André Lareau, professeur de fiscalité à l'Université Laval. En contrepartie, le Canada a accepté que les entreprises canadiennes actives établies dans ces juridictions puissent verser à leur société mère canadienne des dividendes en franchise d'impôts. Pour ce faire, le gouvernement fédéral a modifié le règlement 5907 (11) de la Loi de l'impôt, en 2008.

Autrement dit, les profits dans ces paradis sont peu ou pas imposés, et quand ils sont retournés au Canada, ils sont pleinement déductibles d'impôts. Depuis plusieurs années, seule la Barbade avait ce genre d'entente, grâce à une convention fiscale Canada-Barbade, ce qui explique d'ailleurs que la Barbade soit la troisième destination des fonds canadiens à l'étranger.

Désormais, 19 autres juridictions ont ce même genre de dispositions, ce qui déplaît souverainement à André Lareau. « C'est le party. Ça invite les entreprises à s'installer dans ces pays. Il y a un risque réel d'érosion de la base fiscale canadienne, à l'inverse de ce qui se fait dans plusieurs pays, comme le Royaume-Uni, l'Australie, l'Italie, l'Allemagne et le Mexique, entre autres », dit-il.

Le fiscaliste Éric Labelle n'est pas de cet avis. Il fait valoir que les entreprises visées doivent y avoir de réelles activités, avec des employés, et non seulement une coquille vide ou des fonds placés. Et cette exigence rend difficile l'établissement d'une filiale dans une île perdue. « L'Agence du revenu du Canada est de plus en plus sévère à cet égard. Et elle pourra obtenir les renseignements fiscaux qu'elle désire », dit-il.

André Lareau juge que le prix payé par le Canada est trop lourd, et il a plutôt raison.

Le phénomène a-t-il pris de l'ampleur depuis 2008 ? Autrement dit, les dividendes déductibles provenant de ces paradis fiscaux ont-ils augmenté dans les déclarations de revenus des entreprises ? Augmenteront-ils dans l'avenir ?

Pas moyen de le savoir. Ni Statistique Canada ni Revenu Québec ne comptabilisent ces données. Quant à l'Agence du revenu du Canada, les premières vérifications indiquent que les données des paradis fiscaux ne sont pas séparées des autres. La direction des affaires publiques cherche toujours.

Par une autre méthode, j'ai estimé que les dividendes déductibles venant des paradis fiscaux ne dépasseraient pas 5 % du total aujourd'hui. Mais peu importe, les gouvernements doivent absolument mieux circonscrire le phénomène, question de pouvoir fermer le robinet selon son ampleur.

Voici le site avec les accords d'échange de renseignements fiscaux :

https://www.fin.gc.ca/treaties-conventions/tieaaerf-fra.asp