Qu'est-ce qui peut inciter un groupe d'investisseurs aguerris à injecter 1 milliard de dollars dans une entreprise en perdition? Pourquoi jeter son argent dans le feu?

Cette question concernant BlackBerry [[|ticker sym='T.BB'|] m'a trotté dans la tête une partie de la journée, hier, après les deux nouvelles très importantes qui ont frappé le fabricant de téléphones cellulaires.

Première nouvelle: la société Fairfax Financial Holdings n'a pas réussi à trouver suffisamment de fonds pour racheter l'entreprise. Le président de cette firme d'investissement, Prem Watsa, avait offert d'acheter BlackBerry pour 9$US l'action, le 23 septembre, pour un montant total de 4,7 milliards US. Il comptait privatiser l'entreprise cotée en Bourse et la restructurer.

L'homme d'affaires avait jusqu'à hier matin pour trouver des partenaires, mais la transaction a avorté. Cet échec a fait conclure à certains que les jours de l'entreprise sont comptés. D'autant plus que BlackBerry brûle son trésor de guerre à vitesse grand V. Au rythme où vont les choses, ses liquidités de 2,6 milliards auront disparu d'ici 18 mois, avance un analyste. Au dernier trimestre, l'entreprise a perdu près de 1 milliard US.

Or voilà, deuxième nouvelle: malgré l'échec, Fairfax propose tout de même d'injecter 1 milliard US dans BlackBerry avec des investisseurs institutionnels. L'entreprise déjà actionnaire à 10% de BlackBerry allongera 250 millions et ses partenaires, le reste. La transaction est à conclure d'ici deux semaines.

D'où ma question: pourquoi vouloir injecter 1 milliard alors que le bateau coule? Sont-ils suicidaires?

Normalement, un investisseur qui fait une injection de fonds si risquée exige un gros rendement en retour, par exemple 20%. Ce n'est pas le cas de Fairfax et de ses partenaires.

En échange du milliard de dollars, ils obtiendront des débentures de BlackBerry, soit des titres de dette semblables à des obligations, qui ne rapporteront que 6%! En plus, ces débentures sont non garanties, bien qu'elles soient convertibles en actions.

La lumière m'est venue en discutant avec le professeur de comptabilité Michel Magnan, de l'Université Concordia, et les comptables Christian Bourque et Jean Gagnon, respectivement responsables des divisions de restructuration de PricewaterhouseCoopers et de Raymond Chabot.

Dans les faits, Fairfax et ses partenaires ne courent pas un si grand risque avec leur milliard de dollars. Pourquoi? Parce qu'advenant le pire, soit que BlackBerry se place sous la protection de la faillite, le groupe Fairfax obtiendrait ni plus ni moins le contrôle de l'entreprise et serait remboursé en priorité avec le fruit de la vente des actifs.

En effet, dans une telle situation, les actionnaires n'ont pratiquement plus voix au chapitre, selon la loi. Ce sont plutôt les créanciers qui tiennent le gros bout du bâton, comme le groupe Fairfax. Si jamais il reste des miettes, elles vont aux actionnaires.

Non seulement les créanciers sont les premiers remboursés, mais aussi ils obtiennent le principal droit de vote. En effet, selon la loi, toute restructuration judiciaire proposée par la direction de l'entreprise doit obtenir l'aval de plus de 50% des créanciers, mais aussi, et surtout, de créanciers représentant plus de 66,6% de la valeur des créances.

Or, comme BlackBerry n'a pratiquement pas de dette, le groupe de Prem Watsa aurait une grande part des votes des créanciers de BlackBerry avec son milliard de dollars.

Prem Watsa connaît bien BlackBerry. Il a siégé au conseil d'administration pendant longtemps et sait bien que, malgré ses déboires, l'entreprise a des brevets et des actifs qui valent beaucoup plus que 1 milliard de dollars. Selon les observateurs, il est bien possible qu'il ait demandé à BlackBerry que son injection de 1 milliard soit conditionnelle à l'obtention d'un droit de remboursement prioritaire.

Autrement dit, dans le pire des scénarios, Prem Watsa calcule probablement qu'il contrôlera le processus de restructuration et qu'il aura droit à un remboursement prioritaire. C'est ce qui expliquerait le faible rendement exigé de 6%.

Cela dit, l'entreprise n'est pas en faillite. Le nouveau patron, John Chen, pourrait trouver une vocation rentable à l'organisation. Il pourrait remettre à flot l'entreprise grâce à l'injection de 1 milliard et à des coupes massives. Il pourrait revendre l'entreprise, disons à 12$ l'action, au grand plaisir des actionnaires.

Or, advenant le cas, Fairfax et ses partenaires seraient encore avantagés. En effet, leurs débentures sont convertibles en actions à 10$ l'unité. Si le plan de John Chen fonctionne, ils n'auraient qu'à convertir leurs débentures et encaisser. «La débenture convertible, c'est le meilleur des deux mondes dans une telle situation», dit Christian Bourque, de PricewaterhouseCoopers.

Prem Watsa connaît le tabac. Il a participé à plusieurs grandes restructurations, notamment celle d'AbitibiBowater. Parions qu'il fumera un bon cigare avec son investissement dans BlackBerry.