Le Palais des congrès de Toronto sera le théâtre d'une protestation sans précédent mercredi prochain. On n'y trouvera pas de manifestants cagoulés ou de partisans du carré rouge, mais il y aura pire: huit des plus puissants investisseurs institutionnels du Canada, dont la Caisse de dépôt et placement, viendront manifester leur mécontentement à l'assemblée annuelle de la société aurifère Barrick.

Ces caisses de retraite dénoncent le salaire excessif d'un dirigeant de Barrick, une fronde unique au Canada. La rémunération de John L. Thornton a totalisé 17 millions en 2012. Les investisseurs institutionnels s'insurgent surtout contre la prime offerte à M. Thornton au moment de son embauche de 11,9 millions. Vous avez bien lu: le gestionnaire s'est vu promettre cette «attribution spéciale à la signature» au moment de son embauche en juin 2012. La somme a officiellement été versée en décembre 2012.

John Thornton n'est pas le nouveau PDG de Barrick. Il a simplement été embauché comme coprésident du conseil d'administration. Selon les huit opposants, «cette rémunération ne respecte pas le principe de gouvernance de la rémunération liée au rendement et est donc disproportionnée».

Mercredi, ils voteront conjointement contre la politique de rémunération de l'organisation et contre les membres du comité de rémunération. Les opposants ne sont pas de petits acteurs. Ensemble, ils gèrent des actifs totalisant 916 milliards.

Dans sa circulaire de direction, curieusement, Barrick est peu loquace sur les raisons de la prime de 11,9 millions. Cette prime lui a été offerte pour «l'inciter à assumer le poste de coprésident du conseil et à consacrer beaucoup de temps à Barrick», explique brièvement l'entreprise.

Du temps, M. Thornton en aura bien besoin. En plus de son emploi chez Barrick, l'homme siège à 10 comités, principalement en Chine, et à trois conseils d'administration, dont ceux de Ford et de HSBC. Son emploi principal est professeur de leadership à Pékin, qui compte 12 heures de décalage horaire avec Toronto. Bref, John Thornton doit travailler jour et nuit.

Chose certaine, la prime ne sert pas à débaucher M. Thornton d'un poste prestigieux dans une multinationale. Son dernier poste permanent d'importance remonte à 2003, lorsqu'il était président de Goldman Sachs.

La rémunération de John Thornton est également étonnante pour deux autres raisons. D'abord, elle s'ajoute à celles des trois autres présidents qu'a eus l'organisation en 2012.

L'ancien PDG, Aaron Regent, a été mis à la porte le 5 juin 2012. Barrick lui a versé 12 millions, dont 11 millions comme indemnité de départ. Pour le remplacer, Barrick a nommé Jamie Sokalsky, dont la rémunération s'est élevée à 11,3 millions, en plus de John Thornton (17 millions). À cela s'ajoute la rémunération de l'âme fondatrice de Barrick et président du conseil, Peter Munk (4,3 millions), qui est âgé de 85 ans.

En somme, les «présidents» de Barrick ont touché près de 45 millions de rémunération en 2012! Pendant ce temps, l'action de Barrick a reculé de 20 % de juin à décembre 2012.

Deuxième particularité: avant d'être nommé coprésident du conseil, John Thornton était membre du comité de rémunération du conseil de Barrick. Il avait donc les bonnes connaissances pour négocier ses émoluments.

«Incompréhensible»

Yvan Allaire, expert en gouvernance, trouve cette prime «mystérieuse et incompréhensible». Il se réjouit de voir la réaction des investisseurs institutionnels et ne serait pas surpris qu'une telle opposition fasse tache d'huile. «Les fonds ne doivent pas avoir peur de se prononcer publiquement sur ce genre d'enjeu», dit-il.

Yvan Allaire est loin d'être un communiste. Il a siégé au conseil de Bombardier, de CGI et de la Caisse de dépôt, entre autres, et il est coauteur de Plaidoyer pour un nouveau capitalisme. Depuis 2005, il est président du conseil de l'Institut pour la gouvernance des organisations privées et publiques. «Je travaille pour sauver le capitalisme», dit-il.

L'Assemblée de mercredi risque donc d'être houleuse, surtout si d'autres actionnaires suivent les opposants. L'entreprise doit tenir deux votes importants, l'un sur la rémunération des dirigeants et l'autre sur les administrateurs.

Le vote sur la rémunération est consultatif. Il ne changera donc pas grand-chose à court terme et n'obligera pas M. Thornton à rembourser la prime. Toutefois, le conseil et le comité de rémunération ont promis de prendre en compte le résultat, est-il indiqué dans la circulaire de direction.

Le vote sur les administrateurs est plus important: Barrick s'est engagé à ce que les administrateurs qui ne reçoivent pas l'appui d'une majorité des actionnaires soient forcés d'offrir leur démission. Le conseil disposera de 90 jours pour accepter ou non cette démission.

Une telle démission serait une première au Canada. Et elle pourrait bien faire des petits, au grand plaisir des actionnaires.