Dans toute cette affaire, il y a une question centrale à laquelle personne n'a de réponse : pourquoi Jody Wilson-Raybould a-t-elle refusé la négociation d'une entente à l'amiable avec SNC-Lavalin ?

Un grand nombre de gens d'affaires, de politiciens et de leaders d'opinion ont conclu que les autorités devaient conclure un accord de réparation avec SNC-Lavalin. Qu'il était dans l'intérêt public de suspendre ainsi les poursuites criminelles contre l'entreprise et de lui faire payer une grosse amende, comme on le voit souvent ailleurs dans le monde.

L'ex-ministre Wilson-Raybould a subi d'énormes pressions du cabinet Trudeau pour intervenir auprès de la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel, mais malgré tout, elle a refusé de le faire. D'où ma question centrale : pourquoi ?

Quels étaient ses motifs pour refuser ce qui semble évident ? Pourquoi risquer de faire perdre un siège social à Montréal, pourquoi risquer les emplois et les retraites de plusieurs milliers de personnes innocentes établies partout au Canada ?

À moins que l'ex-ministre ne soit stupide - et son témoignage m'a convaincu du contraire -, elle a des raisons précises pour avoir maintenu son refus d'imposer un accord de réparation. Et il se trouve qu'elle a une connaissance plus fine du dossier que tous ceux qui se sont prononcés.

Quelles sont ces raisons ? Pour tenter d'y voir clair, j'ai passé au crible le nouvel article du Code criminel qui encadre de tels accords de réparation. Et divers passages de l'article 715.3 peuvent apporter un certain éclairage.

D'abord, trois conditions préalables doivent être réunies pour la négociation d'un tel accord, outre l'appui de la ministre elle-même. Deux des éléments apparaissent évidents : il « existe une perspective raisonnable de condamnation » et « il est dans l'intérêt public de le faire ».

La troisième condition est moins simple : « [...] l'acte ou l'omission à l'origine de l'infraction...

... n'a pas causé et n'est pas susceptible d'avoir causé des lésions corporelles graves à une personne ou la mort,

... n'a pas porté et n'est pas susceptible d'avoir porté préjudice à la défense ou à la sécurité nationales et,

... n'a pas été commis au profit ou sous la direction d'une organisation criminelle ou d'un groupe terroriste, ou en association avec l'un ou l'autre ».

Il est impossible de connaître les détails de l'enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur les 130 millions de dollars de pots-de-vin versés soit au régime libyen et à la famille du dictateur Mouammar Khadafi, soit aux intermédiaires du régime. Les paiements auraient été faits entre 2001 et 2011 pour quatre gros contrats de SNC, notamment la construction de la prison controversée de Guryan, en banlieue de Tripoli.

Mouammar Khadafi était à l'évidence un dictateur réputé violent, certains diront qu'il fut un grand criminel. De nombreux reportages sur la base de rapports d'Amnistie internationale, entre autres, ont aussi fait état des actes de torture du régime Khadafi. Toutefois, rien n'indique - du moins publiquement - que les pots-de-vin qui auraient été versés par SNC-Lavalin aient contribué à de tels actes d'une quelconque façon.

Outre les trois conditions préalables, l'article 715.3 comprend en plus huit facteurs à prendre en compte. Parmi eux, la ministre pourrait peut-être considérer que trois n'ont pas été pleinement remplis par SNC-Lavalin.

Entre autres, SNC a-t-elle « identifié les personnes qui ont participé à tout acte répréhensible relatif à l'acte ou à l'omission ou [a-t-elle] manifesté sa volonté de le faire » ?

Ou encore : SNC a-t-elle « pris des mesures disciplinaires à l'égard de toute personne qui a participé à l'acte ou à l'omission, parmi lesquelles son licenciement » ?

Dit autrement, l'entreprise a-t-elle, par exemple, poursuivi les anciens cadres supérieurs qui auraient mis en place ce régime de pots-de-vin à la fin des années 90 et au début des années 2000 ? Les principaux dirigeants entre 2001 et 2011 ont-ils tous été sanctionnés (ou poursuivis), ou seulement certains, pour la galerie ?

DES MOTIFS SÉRIEUX

Autre facteur à prendre en compte, selon l'article 715.3 : l'entreprise a-t-elle « pris des mesures pour réparer le tort causé aux victimes », notamment le peuple libyen, dans le cas qui nous occupe ?

En clair, SNC-Lavalin a-t-elle fait un acte réel et complet de contrition, ou bien ses gestes de réparation ne sont-ils que partiels ? L'entreprise, faut-il le rappeler, est non seulement embourbée dans le dossier libyen, mais elle a aussi été entachée par une affaire au Bangladesh et par des actes de corruption présumés ou avérés ici même au Québec, notamment dans les histoires du CUSM et du pont Jacques-Cartier.

Je ne suis pas dans la tête de l'ex-ministre et on ne connaîtra peut-être jamais les motifs qui l'ont conduite à s'opposer fermement à l'appareil politique libéral. Peut-être a-t-elle jugé, au bout du compte, que la cause doit aller à procès par simple intérêt public, ce que lui permettait son pouvoir discrétionnaire. Qu'il faut faire connaître aux Canadiens l'étendue et les mécanismes présumés de corruption et de blanchiment dans ce dossier, pour éviter que de tels stratagèmes ne se reproduisent.

Je ne suis pas dans sa tête, mais ce qui paraît clair, c'est que l'ex-ministre, qui connaît mieux le dossier que vous et moi, a des motifs juridiques sérieux pour dire non. Et ça, c'est préoccupant.