« Je sens qu'il y a un risque sérieux de dérapage. On est en train de stigmatiser un groupe de notre société. Il y a des personnes qui tiennent des propos que je n'aime pas entendre sur la religion musulmane. »

Ces sages paroles sont celles de François Legault. C'était en 2013, en plein débat sur la charte des valeurs et le port de signes religieux dans la fonction publique. Le chef de la Coalition avenir Québec, alors dans l'opposition, dénonçait ce qui lui apparaissait comme un « procès contre la religion musulmane ».

Alors que le débat sur le port des signes religieux vient encore d'être relancé à l'Assemblée nationale et que, à peine nommée, la ministre responsable de la Condition féminine Isabelle Charest s'est déjà enlisée dans des propos sans nuances sur le hijab, le premier ministre aurait tout intérêt à se rappeler sa propre mise en garde.

On sait d'emblée que l'on ne peut pas faire l'unanimité dans ce dossier complexe et délicat. Mais est-ce possible d'en discuter sans que cela dégénère en foire d'empoigne ? Est-ce possible d'en débattre calmement, avec toutes les nuances que cela exige, en évitant les dérapages ?

C'est le souhait qu'exprimaient Françoise David, Geoffrey Kelley et Lisette Lapointe, dans une lettre commune publiée lundi dans la section Débats. Voilà trois anciens députés de l'Assemblée nationale aux allégeances politiques différentes. Ils ne sont pas nécessairement d'accord sur la question du port des signes religieux. Mais ils s'entendent sur une chose : il faut baisser le ton et débattre de façon respectueuse.

« Personne n'a envie de revivre les secousses importantes et parfois déchirantes qui ont marqué tant de gens à divers moments depuis 2006 », écrivent-ils. En effet.

Après plus de 12 ans de débats houleux, on dira que c'est peut-être naïf ou utopique de penser qu'on peut éviter de s'entredéchirer encore sur une question aussi polarisante. Il reste que c'est la seule façon responsable de faire les choses. Comment y arriver ? D'abord, en pesant bien ses mots et en évitant les déclarations à l'emporte-pièce, comme celles qu'a faites la ministre Charest, cinq minutes à peine après son entrée en fonction comme ministre responsable de la Condition féminine.

Ce serait simple de considérer que toutes les femmes voilées sont forcément opprimées, comme l'a laissé entendre la ministre. Mais c'est oublier que la réalité du voile est plus complexe.

Bien sûr qu'on peut considérer le hijab comme un signe d'oppression et un symbole fondamentaliste dans des pays comme l'Iran où des femmes sont forcées de le porter et risquent leur vie pour l'enlever. Mais il faut aussi prendre acte du fait qu'au Québec, pour les femmes musulmanes qui le portent, il s'agit bien souvent d'un libre choix.

Dans ce contexte, affirmer du même souffle que « le hijab n'est pas quelque chose que les femmes devraient porter » et que « les femmes devraient être libres de porter ce qu'elles veulent », c'est un peu comme dire à ces femmes : « Mesdames, vous êtes libres de porter ce que vous voulez, à condition que je puisse vous dicter ce que vous devez porter... »

La ministre Charest a fini par nuancer ses propos, hier, en précisant qu'elle savait que des femmes portaient le hijab par choix et que, dans un tel cas, elle respectait ce choix et ne l'assimilait pas à une forme d'oppression. Elle a aussi élargi son propos en disant que tout symbole « dicté » par une religion est un « signe d'oppression ». Malheureusement, loin d'éclairer le débat sur la laïcité, ces déclarations ne font qu'ajouter à la confusion.

Chacun a bien sûr le droit à son opinion sur les religions et sur la façon dont elles oppriment les gens et en particulier les femmes. Mais il serait quand même utile de rappeler qu'un projet de loi sur la laïcité n'est pas un projet de loi antireligieux. Ce n'est pas un référendum sur le hijab ou sur les autres signes religieux ostentatoires. Ce n'est pas une opération grand ménage dans les doctrines sexistes des religions. Ce n'est pas non plus un procès de la religion musulmane, comme le rappelait François Legault en 2013.

Une société laïque n'est pas une société athée ou sans religion. C'est une société où l'État est neutre et les individus, libres. C'est une société où l'État ne se mêle pas de religion.

Dans le vif du débat, il faudra garder en tête que le Québec, dans les faits, est déjà un État laïque. Il n'y a pas péril en la demeure. Il y a déjà une séparation entre le politique et le religieux. Ce qui ne veut pas dire que l'on ne peut pas renforcer la laïcité de l'État en commençant par la définir clairement dans une loi. Ou en déplaçant le crucifix qui se trouve au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale dans un endroit qui mettrait en valeur sa signification patrimoniale.

Ce sera impossible d'en arriver à un compromis parfait. Certains trouveront que le projet de loi va trop loin. D'autres, pas assez loin. D'autres encore diront qu'il est parfaitement inutile. Tout le monde devra mettre de l'eau dans son vin.

Il ne s'agit pas de construire un modèle de laïcité en partant de zéro. Le modèle est déjà là. Et il fonctionne plutôt bien. On est dans les menus réglages, et non dans l'échafaudage.

En ce qui concerne l'épineuse question des signes religieux, je continue de croire que le compromis Bouchard-Taylor, qui consiste à interdire le port des signes ostentatoires pour les agents de l'État ayant un pouvoir de coercition (comme les juges ou les policiers), reste le moins imparfait des compromis imparfaits - même s'il a fini par être renié par le philosophe Charles Taylor, qui craint que ce genre d'interdiction ne fasse que stigmatiser davantage les minorités concernées.

Cette crainte est légitime. En même temps, le temps nous a appris que laisser traîner ce dossier épineux n'est pas plus sain. Tout ce qui traîne se salit. On aurait pu s'éviter bien de la boue en adoptant les recommandations du rapport Bouchard-Taylor dès leur dépôt, en 2008. Le gouvernement libéral de l'époque ne l'a pas fait. Ses successeurs n'ont pas fait mieux. Mais une fois que l'on a dit ça, on n'est pas plus avancé.

Mon souhait, c'est que l'on en discute en évitant la « hijabisation » du débat - pour reprendre une expression de la psychologue spécialisée en relations interculturelles Rachida Azdouz. En évitant de renforcer davantage les divisions Eux/Nous. Pour en arriver à une laïcité tranquille.