Lorsque j'essaie d'imaginer les premières amours de mes grands-parents, je me heurte à un mur solide, fait d'années écoulées, de préjugés et de quelques certitudes.

L'amour, évidemment, n'a pas pris une ride depuis les Grecs anciens - il avait la même force à la fois destructive et constructive, la même iniquité, la même beauté en 1923 dans un village près de Yamachiche qu'il en a aujourd'hui à Montréal ou à Skopje.

 

Seulement je ne crois pas que mes grands-parents aient eu le luxe de s'aimer comme j'ai la chance de pouvoir le faire aujourd'hui. Mes grands-parents viennent d'une époque, d'un coin de pays et d'une classe sociale où le choix n'existait guère. On se mariait jeune, avec un gars d'à côté, on cultivait la terre et faisait des runs de lait, on demandait au curé au bout du neuvième enfant si on pouvait pratiquer l'abstinence et on se faisait dire non. On en faisait cinq autres, avec un revenu familial annuel qui ne devait jamais excéder les 5000$.

Bien sûr, il y a certainement eu à la même époque de vrais Émilie Bordeleau et Ovila Pronovost, des histoires d'amours hirsutes qui défiaient les conventions et sortaient du moule. Mais reste que mes grands-parents, comme la majorité des Québécois de leur époque, avaient en toute chose un éventail de choix très, très limités.

Dans les souvenirs d'enfance de mon père, il y a un carré de pommes de terre dans le sous-sol, des carottes et des rutabagas en hiver, de la sauce aux oeufs et de rares poissons, puis la glorieuse et brève abondance de l'été. On consommait, à l'époque, comme on vivait, comme on aimait, 100% québécois. Ce n'était pas par choix, c'était parce que seuls quelques chanceux avaient alors le luxe d'un horizon plus large.

Horizons infinis

Mais aujourd'hui nos horizons sont infinis - mieux encore, ils viennent jusqu'à nous. S'obliger en 2008 à aimer exclusivement québécois - à ne pas se donner le choix - serait aussi idiot que de manger exclusivement québécois. L'amour au temps du rutabaga, très peu pour moi.

On dit de nos pommes et de nos petits agneaux de prés salés qu'ils sont les meilleurs du monde, que notre foie gras se mesure fièrement à celui du Périgord et que personne ne devrait même prétendre à un sirop d'érable qui s'approche du nôtre. On raconte aussi que les femmes d'ici sont parmi les plus belles du monde (constat absolument improuvable, mais régulièrement soutenu par les dires d'étrangers qu'on pourrait accuser d'être complaisants et vilement flatteurs, mais que je me plais à croire honnêtes, lucides, et raffinés). On a le produit local fier et on a bien raison, mais ce n'est pas parce qu'il sort des merveilles de notre terroir et des hommes extraordinaires de nos berceaux en babiche qu'on devrait se forcer à bouder les fruits d'ailleurs.

Et si je reste presque absurdement fière de la pureté de ma laine et du pays qui m'a vue naître, si je me reconnais un penchant prononcé pour le goût du bleuet, je garde une sainte terreur du chauvinisme. Triste destin de celui ou celle qui, dans un monde riche et métissé où le choix n'est plus luxe, choisit de s'en tenir exclusivement à ce qui lui ressemble. Déprimant régime de légumes racines. Angoissant esprit que celui qui manque d'ouverture, inquiétant coeur que celui qui n'est pas curieux de son prochain. La seule chose qui devrait être exclusive en amour - et se consommer pur à 100% - est l'amour lui-même.

POST-SCRIPTUM

Métissé

J'aime l'adjectif métissé. Dénué de toute connotation péjorative, il devient pour moi symbole d'alliance, de beautés différentes que le rapprochement exalte. Je vois des saveurs enlacées, des textures se marier, des langues s'entremêler gracieusement. J'aime mon pays métissé depuis toujours, depuis la première patate carottée mi-française mi-irlandaise, depuis la première eau d'érable bouillie par une main angevine en terre algonquine.

Mélangée

J'étais revenue un après-midi de la maternelle en annonçant qu'il y avait dans ma classe un Ponais. «Un Japonais ou un Polonais?» On ne l'a jamais su. «Il vient du Pon ou de la Pogne?» Mystère. «Il a les yeux comment?» Mélangés, avais-je répondu. «Ah. Il est mignon?» Cette fois la réponse n'avait pas tardé: «C'est un garçon!»

Cuisine

«Si on était une cuisine, tu sais laquelle on serait?» a demandé à sa copine un jeune homme assis près de moi au restaurant. «Je sais pas, a-t-elle répondu... de la cuisine de cabane à sucre?» Le jeune homme, qui avait la peau café au lait et le cheveu crépu, a répondu: «Non, de la cuisine fusion.». «C'est n'importe quoi, la cuisine fusion», a fait remarquer la blonde copine avec justesse. «Oui, c'est vrai, a répliqué son amoureux. Mais souvent ça goûte bon.»