J'avais décidé d'aller faire un tour à la Classique d'haltérophilie, qui a lieu tous les ans à Sherbrooke à l'école Le Ber, là où Maryse Turcotte a fait ses débuts il y a plus de 15 ans. La veille, je reçois un courriel de la Maryse en question, justement...

Bon, on vient de me téléphoner pour m'annoncer votre possible visite à Sherbrooke demain. Pourquoi cela? Je ne voudrais pas que vous perdiez votre temps. Si vous pensez que je vais me qualifier pour mes troisièmes Jeux olympiques, je vous le dis tout de suite, ce ne sera pas le cas.

Tout Maryse dans ces quelques lignes faussement abruptes. La Maryse que je connais depuis toujours: bien droite dans ses baskets. M'avez bien comprise, là? Je n'irai pas à Pékin.

Vous allez rencontrer une autre Maryse, externe en médecine qui tente de concilier travail et entraînement... Je suis à l'hôpital tous les jours de 7h à 18h, parfois plus tard, je m'entraîne après, comme je peux, brûlée par ma journée de travail. Je ne m'entraîne pas la moitié de ce qu'il faudrait, et surtout pas dans les conditions qu'il faudrait.

Depuis le temps, j'ai croisé des millions d'athlètes. Des petits, des gros, des un peu chiants, des caractériels, des très gentils, beaucoup de très gentils. Des ego enfermés dans l'irrationnel. Des tout croches, une surtout. Des hyper fragiles (la même). La plupart – je le dis avec attendrissement et effarement –, la plupart pathétiquement nul(le)s, sans même cette culture minimum de leur propre sport. Et à travers tout ça, ouf, de temps en temps, une Caroline Brunet. Une Émilie Mondor. Une Petitclerc.

Une Maryse Turcotte?

Maryse, c'est une catégorie à elle toute seule. Un autre registre. D'abord, c'est une haltérophile. C'est un peu moins vrai aujourd'hui, mais l'haltérophilie est un sport de pauvres, pauvreté surtout structurelle chez nous. Au Canada, c'est la fédé qui est pauvre, et les athlètes sont forcément tenus à une certaine frugalité. Exemple: le seul Canadien aux Jeux d'Athènes était un mécanicien de machinerie lourde à temps plein qui avait pris congé à ses frais pour aller aux Jeux.

Avant que ses résultats la qualifient pour la «rente» de Sport Canada, Maryse lavait les chaudrons dans la cuisine d'un hôpital pour payer ses études. On est loin des skieuses ou de Despatie, mettons. Pas des études pour rire: bac en administration, maîtrise en administration de la santé, technique en nutrition avant d'entreprendre médecine au retour d'Athènes.

L'haltérophilie est aussi, du moins dans l'imagerie populaire, un sport d'hommes forts, même si, dans la réalité, la vitesse et la technique comptent plus que la force. Reste qu'il s'agit quand même de lever à bout de bras des charges que vous et moi ne décollerions pas du plancher. Maryse, c'est un bout de femme de 5 pieds et un demi-pouce (elle tient beaucoup au demi-pouce) et de 48 kilos. Quand elle a commencé, il y a 17 ans, c'était encore une bien drôle d'idée, pour une jeune fille, de lever de la fonte...

Elle a été des Jeux de Sydney, où l'haltérophilie féminine faisait son entrée. Quatrième, sans doute son plus beau résultat. Elle a été sur le podium des championnats du monde. Elle a été championne du monde universitaire.

On ne sait pas bien ce que cela veut dire. On ne sait pas bien les milliers d'heures qu'elle a passé dans le gymnase de l'école Antoine-Brassard et dans son sous-sol, à lever de tonnes et des tonnes de fonte, sans jamais plus d'une semaine de vacances parce que, me disait-elle, après, tu veux mourir tellement c'est dur de recommencer.

Que j'aurais donc aimé aller à Pékin. Ces jeux auraient été mes troisièmes. J'ai essayé! Mais c'était impossible. Je suis vraiment désolée. J'abandonne. Mes rivales sont jeunes. S'entraînent à plein temps. Elles ont du chien comme j'en avais avant... Tout ce qui me reste, c'est mon putain d'orgueil.

Dans quelques semaines, à Pékin justement, quelques rares athlètes canadiens vont gagner des médailles. On parlera d'eux un jour ou deux. D'autres, la grande majorité en fait, ne gagneront rien du tout, finiront 11es comme Maryse à Athènes. On signalera en quelques lignes qu'ils ont bien du mérite, ils prendront un peu de vacances au retour, pas trop longues – parce que tu veux mourir tellement c'est dur de recommencer –, et reprendront l'entraînement en vue d'un prochain championnat du monde, d'une prochaine coupe des Amériques.

Maryse portait le drapeau de ces athlètes-là. Maryse est l'égérie des cols bleus de la haute performance. J'ai déjà écrit que Maryse Turcotte était Mme Blancheville qui s'en allait aux Jeux commanditée (je n'invente rien) par la Coop de l'UQAM, par un bureau de comptables et par un comptoir de crème glacée de Brossard (Le Palmier glacé). Plus pure que ça, t'es toi-même la baronne de Coubertin.

Ce jour-là, je ne me souviens plus de l'année, Maryse m'avait appelé de Vancouver, où se tenaient les championnats du monde. On est logés au Sheraton, m'avait-elle dit, amusée mais aussi impressionnée, en tout cas bien loin de ses chaudrons de l'hôpital.

Qu'est-ce qui vous fait rire, Maryse?

Ce qui me fait rire, c'est que ces championnats se tiennent habituellement dans des pays assez pauvres où l'haltérophilie est populaire – l'Iran, la Turquie, la Pologne –, et je vois bien que les athlètes étrangers sont très impressionnés, cette année. Ils pensent qu'on est tous très riches au Canada, ils pensent que moi, je suis riche. C'est ça qui me fait rire...

Avant que vous disiez une bêtise, non, la devise de Maryse n'a jamais été l'important est de participer. Si vous pensez qu'on lève 210kg (le total de ses deux barres à Athènes) en participant, vous êtes mieux de retourner au hockey de 110%.

Pour ses adieux à la compétition, elle aurait tant voulu aller à Pékin. Elle aura manqué de jus à la toute fin.

Que j'aurais donc aimé aller à Pékin... Mais tout au fond je suis heureuse de ne pas y aller. Si vous venez demain, vous verrez cela aussi, une Maryse heureuse. Sans regret. Je suis allée au bout. Au bout de moi-même et du cycle normal. J'ai 33 ans, m'entraîne depuis 17 ans. Je ne vous parlerai pas de mes genoux. Si vous venez demain, vous me verrez lever pour le plaisir.

* * *

Maryse ne sera pas à Pékin. Moi, si. Et au bout de trois jours, quand je n'en pourrai plus de les entendre parler de l'esprit olympique, du rêve olympique, de la mission olympique, des valeurs olympiques, du sens de l'olympisme et que justement ce mot-là, à force de le voir traîner partout, même sur les bouteilles de Coke et les casseaux de frites de McDo, n'aura plus aucun sens, sonnera totale bullshit à mon oreille, alors je me souviendrai de Maryse. Je me rappellerai que, au coeur de ma culture et de la sienne, il y a cette intime conviction: les haltérophiles sont aussi nécessaires à la société que les poètes et les médecins.

Si vous venez demain, j'aimerais vous présenter mon fiancé, il s'appelle Serge Tremblay, il est de Dolbeau, comptable... et haltérophile, bien sûr, il était aux Jeux en 1996, on va se marier en août, à Saint-Simon, dans une cabane à sucre...

Demain, ma maman aussi sera là, je vous la présenterai.

Bon, à demain alors.

Maryse