Une vue en kaléidoscope de la vie à Montréal. C'est ce que l'on vous propose avec la nouvelle série «Une journée à». Cette semaine, notre chroniqueuse Rima Elkouri vous raconte sa journée passée à la banque alimentaire.

Devant l'édifice de brique rouge de la Mission Bon Accueil, dans le quartier Saint-Henri, il y a foule en ce matin d'été. On voit les visages défiler jusqu'au coin de la rue Acorn, tel un diaporama sur la pauvreté à Montréal. C'est jour de distribution de paniers alimentaires. Il y a là des jeunes, des vieux, des immigrés fraîchement arrivés, des mères avec leurs enfants, des pauvres depuis longtemps et de plus en plus de pauvres depuis peu de temps.

À 9h, Tania, l'énergique directrice du service aux familles, ouvre les portes. À l'entrée, je rencontre Diane, une dame du quartier, venue avec son chariot d'épicerie bleu, qu'elle appelle sa «Cadillac». Voilà trois ans qu'elle fréquente la Mission Bon Accueil. Elle est née à Saint-Henri. Son père travaillait à la Crane. Sa mère faisait des ménages à Westmount. Même s'ils étaient six à la maison, ils n'ont jamais manqué de rien, dit-elle. «On ne se souvient pas d'avoir été punis par la pauvreté.»

Aujourd'hui chef de famille monoparentale, Diane raconte avoir déjà connu ce que c'était que de travailler et de «tout acheter neuf». Mais avec la dépression, tout a basculé. «J'étais en haut», dit-elle, en levant la main au-dessus de sa tête. «Et j'ai tout perdu», ajoute-t-elle, en ramenant son bras brusquement vers sa «Cadillac».

Avec le prix des denrées qui augmente, les fins de mois sont encore plus difficiles. «Trois pains à 3$ chacun, ça fait 9$... juste pour du pain!» observe Diane. Ce matin, elle remplira sa «Cadillac» de pain, de farine, de yogourt, de légumes...»Ça me permet d'acheter plus facilement après des choses que je ne pourrais pas avoir autrement», dit-elle. La carte d'autobus de son fils de 15 ans, par exemple, à 36$.

À la réception, Umberto, le pasteur bénévole, a remis à Diane un carton jaune. Le jaune, c'est pour ceux qui sont moins de cinq à la maison. Le vert, pour ceux qui sont plus de cinq. Les jaunes ont le droit à un sac de denrées. Les verts, à deux. Une fois aux deux semaines, maximum.

Leur carton en main, les gens se dirigent vers les tables où des bénévoles font la distribution des denrées. Mais juste avant, ils sont interpellés par un représentant des Gédéons, ceux-là mêmes qui distribuent des bibles dans les hôtels. Ici, ils proposent des livres et des CD «pour connaître Dieu» dans une vingtaine de langues. Une façon de rappeler que la Mission Bon Accueil, à l'origine, est une mission chrétienne.

«As-tu déjà lu ça, la Bible? me lance un homme grisonnant coiffé d'une casquette et vêtu d'une chemise à carreaux.

- Oui.

- Tiens, me dit-il en m'en mettant un exemplaire entre les mains. Si tu ne veux pas la garder, donne-la à quelqu'un.»

Une dame haïtienne s'approche de la table. «En avez-vous en créole?

- Non, on n'a pas ça, le créole.»

Plus tard, une autre dame viendra demander un CD «agneau de Dieu pour les musulmans». Il n'y en avait pas.

Tous ceux qui font la queue pour remplir leur sac de denrées ont dû prendre rendez-vous pour s'inscrire et montrer leurs preuves de pauvreté, en quelque sorte. On fait des exceptions pour ceux qui ont des problèmes de santé mentale, qui habitent très loin ou qui n'ont pas le téléphone. Plusieurs tendent leur chèque d'aide sociale, leur bail et leurs papiers d'immigration. Certains semblent très gênés d'avoir à demander de l'aide. Ils gardent leurs lunettes de soleil et veulent se fondre au mur.

Assis au comptoir d'accueil, Umberto a devant lui la liste des inscriptions. Les visages et les accents les plus divers défilent. Des gens d'ici et d'ailleurs. Beaucoup de nouveaux arrivants d'Europe de l'Est et du Maghreb. Beaucoup de gens d'Amérique latine, aussi. Ceux-là, Umberto peut leur parler en espagnol, lui qui a quitté le Nicaragua il y a 21 hivers. «Argentino?» demande-t-il à un homme moustachu. «No, Peruano.»

Aujourd'hui, la liste d'Umberto compte 11 pages de 24 noms qu'il raye au fur et à mesure au marqueur orange. «Mais nous sommes en début de mois. À la fin du mois, ça monte à 20 pages.» Chaque mois, la banque alimentaire sert entre 7000 et 9000 personnes.

Ceux qui ne sont pas inscrits doivent prendre un numéro. «Assoyez-vous, on va vous appeler.» Dans un bureau aménagé derrière un paravent, Tania les accueille. Il est 10h15. Elle appelle le numéro 72. Une toute petite dame mexicaine dans la quarantaine vient s'asseoir. English? Français? demande Tania. «Espagnol», répond la dame.

Tania, qui est d'origine grecque, se débrouille avec l'espagnol qu'Umberto lui a enseigné. «Primera vez? C'est la première fois que vous venez?»

Certains s'informent à propos de la distribution de matelas du mercredi. «C'est complètement fou! dit Tania. On a 40 matelas d'occasion que nous fournit Dormez-vous? On demande aux gens intéressés d'appeler le lundi à 9h pour prendre rendez-vous. En 15 minutes, on a tout écoulé.» Le jour de la distribution, les gens font la queue à 8h pour mettre la main sur un matelas. Et la livraison? C'est un peu comme au souk. Des entrepreneurs qui ont des camions se pointent à la Mission et en négocient le prix avec les gens.

Des gens qui abusent de la générosité de la Mission, Tania en voit passer parfois. Très rarement, précise-t-elle. Elle arrive à les détecter assez vite. «Même si c'est très rare, on trouve ça très décourageant. Parce qu'on est là pour aider les gens...» Voir ses efforts pour aider les plus démunis sapés par des profiteurs n'est jamais agréable.

Bien que la banque alimentaire de la Mission soit encore en mesure de répondre à la demande, elle est aussi touchée par la flambée du prix du pétrole. Cela se traduit notamment par une diminution des biens non périssables sur ses tablettes. Et même si la qualité des denrées distribuées est bonne, il ne faut pas croire que c'est l'épicerie cinq étoiles. Au comptoir du pain, les bénévoles avaient du mal à trouver des baguettes ou des miches sans moisissures. Pour la simple et bonne raison que la plupart des commerçants ne donnent que ce qu'ils ne pourront vendre. Même chose pour les yogourts. Ce n'est pas un hasard si la date de péremption approche quand on les retrouve ici.

À 12h, la distribution est terminée. Le pas toujours énergique, Tania va chercher ses clés. Elle ferme les portes de l'édifice. On a mis de côté quatre paniers d'épicerie pour des étudiants qui ne peuvent se présenter qu'en après-midi. «On veut encourager les gens à aller à l'école», dit-elle.

Devant la sortie, des gens rangent leurs provisions dans des valises à roulettes, des sacs de sport, des poussettes. Je croise un ingénieur d'origine maghrébine au chômage depuis sept mois. Un chauffeur du Pérou et sa famille, arrivés il y a un mois. Leurs sacs pleins de vivres, ils sont repartis en espérant ne plus avoir à revenir.