On prend un taxi à la sortie du métro et, 27 kilomètres plus loin – une chance que les taxis ne coûtent rien –, on arrive à Tong Zhou. C'est toujours Pékin, mais ça pourrait aussi bien être la banlieue de Chicago, de Lyon, de Rotterdam. Une banlieue assez cossue.

Je vais regarder la cérémonie d'ouverture chez Tian, la traductrice. Je vous l'ai présentée hier. La seule différence, c'est qu'elle est encore plus jolie qu'hier. Elle habite chez ses parents à Tong Zhou. Papa – M. Gong – est fonctionnaire et membre du Parti communiste. Maman Yu travaille pour une compagnie japonaise qui vend de la machinerie lourde. Il y a aussi la tante, qui vient d'une province du Sud, et avec la tante vient un bébé fille d'un an et demi, Yaya. Il y a enfin Xong, le vieux chien.

On est dans un appartement tout confort de six pièces sur deux étages, deux salles de bains, télés à écran plat. Un appartement que les Gong ont acheté il y a six mois pour 130 000 $ – il vaudrait facilement le triple chez nous.

Il y a trois ans, ils habitaient au troisième périphérique, puis ils ont déménagé au quatrième. Ici, on est au sixième périphérique. Le ciel est beaucoup plus clair qu'à Pékin. Le soir, on voit les étoiles. Mais cela prend une heure et demie à maman Yu pour aller travailler, autant pour revenir, évidemment. Ils ont deux voitures. Celle du papa est une voiture de fonction : il est haut fonctionnaire responsable de l'intendance – nettoyage, toilettes publiques, etc. – du centre de Pékin.

Quand on est arrivé, vers la fin de l'après-midi, le bébé fille regardait les dessins animés à la télé. La tante et la maman, qui est en congé «olympique», s'affairaient à la cuisine. C'était exotique à force de ne pas l'être : j'avais l'impression d'être reçu chez les Bergevin à Saint-Lambert.

Le seul moment vraiment exotique de toute mon expédition, c'est lorsque Tian m'a fait faire le tour du quartier. Des allées entre les tours, des jardins d'enfants, une école maternelle, des dépanneurs et trois salons de coiffure.

Pourquoi trois, Tian?

J'ai deviné quand elle a rougi. Ah, ah! C'est ça! Des petites maisons de passe pour messieurs en mal de compagnie. Je tendais le cou pour voir ; embarrassée, Tian m'entraînait vivement, allez venez, venez. Curieux pareil, on est à Saint-Lambert ou presque, et ces trois bordels miniatures côte à côte. Voilà, ce sera tout pour l'exotisme.

Pour souper, maman Yu nous a servi des spécialités du sud de la Chine, d'où elle vient. La conversation languissait un peu. Papa Gong a décidé qu'il poserait les questions. Demande-lui donc, a-t-il dit à sa fille, combien il toucherait de son salaire actuel s'il prenait sa retraite?

N'en ayant aucune idée, j'ai dit n'importe quoi: 60%.

En Chine, vous toucheriez 100%, m'a-t-il envoyé dans les dents. Tiens toé, ça t'apprendra à ne pas être communiste. Il m'en a glissé trois ou quatre autres du même tonneau, dont celle-ci, énorme, le geste large désignant la tablée : voyez, nous sommes la famille chinoise moyenne. Même maman a trouvé qu'il poussait le bouchon un peu loin: un peu au-dessus de la moyenne, l'a-t-elle repris gentiment.

Mets-en, «un peu au-dessus de la moyenne»! Deux voitures. Deux salles de bains. La fille s'en va étudier en France en septembre. Dans la salle de bains, d'où je sors, des crèmes pour hommes qui valent un bras chez nous. Combien de Chinois, déjà? 1300 millions? Et 650 millions d'entre eux se rafraîchiraient le visage tous les matins au Biotherm?

Parlant de communisme, M. Gong, comment devient-on membre du Parti communiste chinois?

Il a éludé. Trop compliqué. Résumons comme ceci, m'a-t-il dit : les membres du Parti communiste chinois sont les meilleurs citoyens de la Chine. Cela dit en toute modestie, étant lui-même membre du Parti.

Parlant encore de communisme, M. Gong, comment les communistes chinois en sont-ils venus au capitalisme?

Il n'a pas souri ni protesté de l'énormité de la question. Il m'a répondu le plus naturellement du monde que la réforme qui dure depuis 30 ans avait cherché et cherche toujours les meilleurs outils pour améliorer le sort des Chinois.

Et le capitalisme est un de ces «meilleurs» outils?

Oui. Le capitalisme est à tout le monde, vous savez, tout le monde peut l'adapter à ses besoins.

J'allais demander : mais alors pourquoi le communisme en même temps? Mais j'ai trouvé la réponse tout seul : pour sauver le cul du régime, évidemment! Pour le perpétuer. C'est ainsi que les Chinois ont le pire des deux systèmes. Pourtant, me direz-vous, ça va beaucoup mieux qu'il y a 30 ans. Ben oui. Le pire des deux systèmes serait moins pire que le pire d'un seul. C'est bizarre, mais c'est comme ça. Faut pas toujours chercher à tout comprendre, ça donne mal à la tête.

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Ah oui, la cérémonie d'ouverture, j'allais l'oublier. Pourtant inoubliable. Il y a eu ces incroyables numéros, en ouverture de la soirée, qui nous ont laissés bouche bée. J'ai dit à mes hôtes que j'en suis à mes 22es Jeux olympiques et que je n'ai jamais rien vu de tel. Cela les a mis en joie. C'est le côté québécois des Chinois: le regard de l'étranger les fait mouiller.

J'étais sincère. Les numéros du début étaient époustouflants. Les Chinois sont beaucoup plus d'un milliard, et on avait l'impression qu'ils étaient tous sur la pelouse du stade, tous avec cet étrange tambour qu'ils frappaient parfois et parfois pas. Ils ont joué toute la soirée sur cette idée du nombre. De temps en temps, ils disparaissaient pour laisser l'immense scène à un seul enfant, vision humaniste de l'humanité qui dit que, aussi nombreux qu'on soit, on ne peut être qu'un à la fois. Un. Petit et fragile.

À l'entrée des athlètes, mon intérêt est complètement tombé, je me suis senti tout à coup très fatigué. Je regardais le chien qui dormait comme un bienheureux sur le tapis et je l'enviais. J'ai commencé à bâiller. Et je me suis endormi. Me suis réveillé tout honteux. Un peu moins quand j'ai vu que la maman de Tian dormait aussi. Que la tante était partie se coucher. Le papa avait disparu. Où est votre papa?

Dans son bureau, il regarde les cotes de la Bourse sur l'internet.

La famille moyenne chinoise, hein!

Tout le monde est revenu au salon pour l'entrée des athlètes chinois dans le stade. Le grand Yao Ming flanqué du minuscule survivant du tremblement de terre a fait glousser de plaisir la tante, Tian et sa maman. Les Chinois sont en adoration devant cette montagne de rectitude. Je m'étais promis de ne jamais dire les Chinois, mais ici c'est plus fort que moi : les Chinois sont épouvantablement «straight»...

Dans la troupe, Tian a cru reconnaître Guo Jingling, la reine du plongeon. Elle a fait la grimace: celle-là, je ne l'aime pas. Toutes ces histoires d'amour et de ruptures, c'est une délinquante.

M'adressant à l'assemblée : au fait, connaissez-vous Alexandre Despatie?

Non, c'est qui?

Le dernier numéro, celui de cet ex-gymnaste qui marche dans les airs avec sa torche pour aller allumer la grande flamme, avait de quoi faire passer le Cirque du Soleil pour un cirque de province.

Je ne sais pas au stade, mais ici, 30 kilomètres à l'est, l'orage s'est déchaîné aussitôt la cérémonie finie.

Nous sommes le lendemain matin, je m'apprête à envoyer cette chronique et je viens d'aller déjeuner avec mes hôtes, qui me conduiront ensuite à l'haltérophilie. «Quel est votre souvenir le plus vif de la soirée d'hier?» m'a demandé le papa de Tian.

Ce n'est pas un numéro, même pas celui, fabuleux, des danseurs-peintres. C'est le nombre. Je me souviens du nombre, de l'exécution parfaite de tableaux d'une impensable subtilité par des milliers et des milliers de figurants. Il paraît que c'est là une spécialité chinoise. Il paraît que les Chinois disent que plus on veut faire une grande oeuvre, plus il faut s'appliquer à l'exécuter comme on ferait cuire un tout petit poisson.