Ma petite grand-maman a vu son voeu le plus cher exaucé.    

J'avais pris l'habitude de l'appeler «ma petite grand-maman», même si aucun lien de parenté n'existait entre nous. Quand je l'ai connue, par l'intermédiaire du centre de bénévolat, elle marquait un joyeux et fort confortable 90 ans. Née en France, elle avait émigré au Canada quelque 30 années auparavant en compagnie de son mari et de leur fils Jean, âgé de 18 ans, laissant derrière elle sa fille aînée déjà fiancée. Cette dernière avait préféré vivre et élever sa future famille à Paris.

Au fil du temps, madame Marguerite n'avait donc rencontré ses deux petits-fils français qu'à de rares occasions lors de ses voyages outremer effectués avec son mari. Autrement, on se contentait de s'écrire ou de se téléphoner aux anniversaires, sans plus.

Devenue veuve ces dernières années, ma petite grand-maman avait demandé au centre de bénévolat de son patelin de lui fournir la compagnie d'une bénévole de temps à autre, histoire de meubler une solitude que Jean et sa famille, pourtant résidants du Québec, ne réussissaient pas à combler.

C'est ainsi qu'une belle relation d'amitié est née entre elle et moi. Souvent, je l'amenais au spectacle ou au concert, et même au restaurant dont nous avions établi une liste de nos préférés. Non seulement j'appréciais sa culture et son esprit ouvert, mais j'adorais l'entendre, dans son langage à la parisienne, m'entretenir sur son passé lointain, sur les temps durs de la guerre ou sur le restaurant gastronomique qu'elle avait tenu en Provence. Curieusement, elle ne prononçait jamais le nom de son défunt époux, encore moins celui de sa fille vivant en France avec son mari et leurs deux fils.

***

Un jour que nous levions nos verres de «p'tit blanc» à notre amitié, je me hasardai à l'interroger au sujet de cette famille lointaine. À mon grand étonnement, madame Marguerite commença à frémir et à s'essuyer les yeux avec son mouchoir de dentelle.

- J'ai perdu leur trace depuis des années, Micheline, et j'ignore totalement ce qu'ils sont devenus. Je ne saurais même plus les joindre en cas d'urgence. Ils ont déménagé sans me laisser d'adresse. Eux-mêmes ne savent pas que je vis maintenant dans une résidence pour personnes âgées.

Maladroitement, je n'ai pu retenir les questions indiscrètes qui me montaient à l'esprit.

- Comment cela? Qu'est-il arrivé? Ça fait longtemps?

- Je ne peux répondre à vos questions, Micheline. Tout cela doit demeurer mort et enterré au fond de mon coeur. Oui, il s'est passé quelque chose de grave lors de ma dernière visite avec mon époux et... et... je préfère ne pas en parler. Mes deux petits-fils sont maintenant dans la vingtaine et j'ignore ce qu'ils sont devenus. Ils vivent toujours en France, du moins, je le suppose. Je ne les connais plus, et eux ne savent probablement pas si leur mamie du Canada existe encore ou non.

- Mais, madame Marguerite, il doit y avoir moyen d'entreprendre des recherches pour les retrouver. Je vous offre de m'y mettre, si vous le voulez. Je ne sais trop comment, mais je vais m'essayer, peut-être contacter l'ambassade française et demander d'effectuer des recherches sur leur numéro de passeport. Ils doivent bien posséder une carte d'identité sociale là-bas...

- Non, non, surtout pas, Micheline! Je vous en supplie, n'en faites rien. C'est la faute de mon Jean qui, hier soir, pour la première fois depuis des années, s'interrogeait sur eux à voix haute. De voir mon fils encore bouleversé lui aussi par ce silence a réveillé en moi trop de souvenirs. Oubliez tout cela, ma belle enfant, et qu'on n'en reparle plus.

- Ne vous en faites pas, ma petite grand-maman, je vais respecter votre désir.

J'ai tenu ma promesse et le mystère est demeuré entier pour moi. J'ai alors supposé qu'un drame très grave avait dû se produire à cause du mari de Marguerite, au moment de leur dernier voyage en France. Voilà pourquoi elle refusait d'en parler.

***

Quelques mois s'écoulèrent sans que nous ne remettions jamais cette étrange histoire sur le sujet. Un bon matin, quand se pointa le temps de Noël, j'allai prendre un café chez ma petite grand-maman juste avant d'entreprendre une longue journée de magasinage. À un moment donné, elle me posa à brûle-pourpoint une question pour le moins surprenante, en affichant son petit air espiègle que j'aimais tant.

- Dites-moi, Micheline, croyez-vous au père Noël?

Étonnée, je n'hésitai pas à jouer le jeu.

- Évidemment que j'y crois! Je lui amène mes plus jeunes petits-enfants chaque année.

- Moi, durant mes 90 ans de vie, je ne l'ai jamais vu de près. Puis-je vous demander une faveur, Micheline?

- Bien sûr!

- Voudriez-vous m'amener voir le père Noël avec vous?

- Quoi?!? Mais... oui, bien sûr!

Deux jours plus tard, je partais en expédition vers la Place Desjardins avec une madame Marguerite pomponnée, parfumée et fort excitée. À cet endroit, l'homme qui joue le rôle de père Noël est un véritable vieil homme à la barbe et à la chevelure réellement blanches. Tout ce qu'il faut pour convaincre les enfants les plus jeunes qu'il s'agit réellement du «vrai» père Noël, et semer le doute dans l'esprit des plus vieux.

Avec un sourire amusé et sous le regard curieux des parents et des enfants, je poussai le fauteuil roulant de ma petite grand-maman jusque derrière la longue file d'attente pour rencontrer le père Noël. Les commentaires murmurés à voix basse allaient bon train. Comment ça? Une vieille grand-mère qui va voir seule le père Noël? Allons donc! Où se trouvent ses arrière-petits-enfants? Ça n'a pas de sens! Elle est folle ou quoi?

Quand notre tour vint enfin de rencontrer le fameux vieux bonhomme, je sentis mon coeur se serrer en m'adressant à lui.

- Bonjour père Noël, je vous présente une petite grand-maman qui avait envie de vous connaître depuis très, très longtemps.

À mon grand étonnement, le père Noël se leva de sitôt et vint déposer un baiser sonore sur les deux joues d'une madame Marguerite complètement ébahie et conquise.

- Dites-moi, ma belle dame, avez-vous quelque chose de particulier à demander au père Noël?

- Juste de vous rencontrer me comble déjà de bonheur, père Noël. De toute manière, ce que je voudrais, vous ne pouvez pas me le donner.

- Dites-le-moi tout de même.

- Je voudrais avoir des nouvelles de mes deux petits-fils qui habitent en France et que j'ai perdus de vue depuis plus de 15 ans.

- Oh là là! c'est au bon Dieu qu'il faudrait en parler parce que moi... À tout le moins à Saint-Nicolas. Tiens! je vais le faire pour vous, ma petite dame, c'est promis.

- Merci, père Noël, oh grand merci! De toute manière, si je ne les revois pas dans ce bas monde, je les verrai d'en Haut avant longtemps. Il ne me reste plus beaucoup de Noëls à vivre, vous savez...

- Comptez sur mes prières, madame. Et... bonne santé! Je vous donne rendez-vous l'an prochain.

- Merci, père Noël, et n'oubliez pas de gâter tous les enfants de la Terre, hein?

En voyant une larme couler au coin des yeux du vieil homme, j'ai préféré le remercier silencieusement d'un regard amical. Étrangement, sur le chemin du retour, madame Marguerite ne fit pas de commentaires sur cette rencontre, ni sur son impossible demande au père Noël, à part me remercier chaleureusement pour lui avoir permis de réaliser un rêve entretenu depuis toujours.

***

La frénésie des Fêtes me fit oublier momentanément cet émouvant moment jusqu'au soir de Noël où, au téléphone, j'entendis la voix cristalline de ma petite grand-maman m'annoncer fébrilement que le matin même, en arrivant chez son fils, elle avait découvert deux grands gaillards inconnus assis dans le salon. Spontanément, ils s'étaient jetés dans ses bras en lui disant, dans le plus pur accent français: «Joyeux Noël, mamie chérie!»

Marguerite semblait trépigner de joie.

- Le croiriez-vous, Micheline? Il s'agissait de mes deux petits-fils de France. Vous n'avez pas idée comme ils ont grandi et qu'ils sont beaux! J'ai failli m'évanouir tant la joie m'étreignait. Le père Noël a fait un miracle.

- Le père Noël?

- Oui, les prières du père Noël et les efforts de mon Jean qui, après des mois de recherche, a réussi à retrouver sa soeur et à la convaincre de nous envoyer ses fils au Québec pour Noël. Il a même payé leur voyage, paraît-il. Leur mère se trouvait dans l'impossibilité de venir, mais elle a promis de me rendre visite au printemps. Je suis folle de joie. N'est-ce pas merveilleux, Micheline? C'est mon cadeau du père Noël.

J'ai éclaté en sanglots. Le merveilleux ne manque jamais de me chavirer le coeur. C'est fou, je n'ai pu m'empêcher de remercier mentalement le père Noël, moi aussi...