Pour souligner le 20e anniversaire du 11-Septembre, nous vous proposons aujourd’hui et demain des extraits du livre de Mathieu Bélisle L’empire invisible

La préparation

Le 7 août 1974, un an seulement après son inauguration, le World Trade Center était le théâtre d’un exploit absolument inouï, qui serait qualifié par son auteur génial de « crime artistique du siècle » : Philippe Petit, un jeune funambule alors inconnu, allait franchir la distance séparant les tours jumelles en se tenant en équilibre sur un fil de fer, à plus de 400 mètres de hauteur dans le ciel de Manhattan. Comme il n’avait averti personne ni demandé aucune permission, qu’il agissait donc en toute illégalité, son apparition à une telle hauteur, sans filet de protection ni aucune mesure de sécurité, si loin dans le ciel qu’on ne pouvait pas même distinguer le fil sur lequel il marchait, permettait de croire à un miracle. On aurait dit qu’il volait. Il fallait voir avec quelle grâce cet acrobate allait et venait d’une extrémité à l’autre du fil, avec quelle liberté souveraine il regardait tout en bas vers son public, pour jouir pendant quelques instants de son triomphe, alors que des complices le photographiaient. Couché sur le fil au-dessus de l’abîme, les yeux tournés vers le ciel, alors qu’il semblait avoir vaincu la loi de la gravité, que même la mort ne pouvait rien contre lui, Petit illustrait merveilleusement ce vers du poète Hector de Saint-Denys-Garneau : « C’est là sans appui que je me repose ».

Avant de tenter « le coup », ainsi qu’il décrivait à ses complices l’exploit qu’il voulait réaliser, Philippe Petit s’était livré à quelques expériences préalables destinées à le préparer au grand jour : il avait marché sur un fil tendu entre les deux tours « jumelles » de la cathédrale Notre-Dame de Paris en 1971, puis traversé un fil reliant les deux extrémités de la porte du Harbour Bridge à Sydney en 1973. Chaque détail du projet avait été minutieusement planifié, chaque étape minutée, le parcours et l’horaire des surveillants enregistrés, toutes les interventions coordonnées. Il avait visité les tours à plusieurs reprises, se faisant passer tantôt pour un touriste, un journaliste ou un employé de bureau, puis les avait survolées en hélicoptère, afin de maîtriser les moindres caractéristiques de leur sommet. Des costumes d’ouvriers avaient été conçus pour chacun des dix complices impliqués dans l’affaire. Au jour prévu, deux d’entre eux entreraient dans la tour nord, se présentant comme des entrepreneurs chargés d’installer une clôture électrifiée au sommet, proposition vraisemblable puisque l’aménagement des derniers étages n’était pas encore complété. Le 6 août en soirée, ces pseudo-entrepreneurs feraient monter leur cargaison jusqu’au dernier étage, où ils fixeraient le câble de fer de leur côté et le feraient passer vers la tour sud grâce à un arc et une flèche. À la flèche serait attaché un fil à pêche qui permettrait de faire passer le câble du funambule d’une tour à l’autre. De leur côté, Petit et ses autres complices se feraient passer pour des travailleurs chargés d’effectuer l’entretien des derniers étages de la tour sud. À l’aide de faux papiers, ils devraient franchir les contrôles de sécurité à l’entrée du stationnement souterrain à bord d’une camionnette chargée de l’équipement restant, qu’il faudrait porter jusqu’au sommet. Dès lors, il n’y aurait plus qu’à récupérer, entre deux rondes d’inspection des agents de sécurité, la flèche tirée par les complices postés sur l’autre tour, à ramener le fil à pêche et le câble de fer de leur côté, à tendre le câble, à fixer les amarres et stabiliser le tout grâce à des haubans conçus pour atténuer le mouvement d’oscillation causé par des bourrasques de vent pouvant atteindre les 60 km/h par beau temps.

L’exploit

La nuit du 6 passée et le matin du 7 août enfin venu, Petit allait réaliser sa traversée extraordinaire. Et à voir avec quel enthousiasme il décrivait l’évènement à la caméra quarante ans après les faits, on pouvait penser que le funambule n’était pas revenu de sa traversée, qu’il n’avait pas encore touché terre, comme s’il avait vécu là une expérience transformatrice, l’équivalent d’une conversion. À sa sortie au bas de la tour, escorté par des policiers tout sourire venus l’arrêter alors qu’il réalisait son exploit, Petit avait été acclamé par les travailleurs du World Trade Center et la foule de curieux massés sur le trottoir. Puis, après avoir été conduit dans un hôpital psychiatrique où les médecins avaient pu confirmer qu’il était en parfaite santé, il avait été jugé pour son méfait. Au juge qui lui demandait pourquoi il avait ainsi risqué sa vie, il avait répondu avec une simplicité désarmante : « Quand je vois trois oranges, je jongle ; quand je vois deux tours, j’ai envie de passer de l’une à l’autre. »

Cette belle histoire allait sombrer dans l’oubli jusqu’à ce que les attentats du 11 septembre en ravivent le souvenir.

Le grand public l’a redécouverte grâce à l’excellent documentaire de James Marsh, Man on wire (2008), qui donnait la parole à Petit et à ses complices, invités à se rappeler les moindres détails de l’exploit, les difficultés dans les préparatifs, l’émotion forte de la traversée. La personnalité de Petit en sortait magnifiée : vraiment, il fallait qu’il croie dur comme fer en ses moyens pour entraîner tout ce monde dans une aventure aussi folle. L’histoire était si originale qu’elle allait inspirer un autre film, The Walk (2015), gracieuseté de Robert Zemeckis, une œuvre hélas particulièrement kitsch et surjouée, où le passé prenait de faux airs de carte postale (comme c’est souvent le cas dès qu’un cinéaste américain s’empare d’un sujet français). Quoi qu’il en soit, l’impression qui se dégageait de ces deux films était à peu de choses près la même : le récit de cet exploit cherchait à offrir aux spectateurs une expérience rédemptrice, à transformer par la magie de l’art des symboles de mort – les deux tours effondrées – en symboles d’espoir. Il s’agissait, en somme, de renouer avec le temps de l’innocence, de retrouver les tours jumelles dans leur petite enfance, alors qu’elles pouvaient encore servir de terrain de jeu pour les acrobates.

Réunir les pôles opposés

En regardant les deux films, je ne pouvais m’empêcher de remarquer l’étrange ironie de l’exploit réalisé par Petit, qui apparaissait comme une version ludique, joyeuse, infiniment légère, des attentats du 11 septembre.

Il y avait quelque chose d’insensé, et même de suicidaire, dans les deux projets, celui de Petit comme celui des membres d’Al-Qaïda.

Petit avait lui aussi dû travailler en secret à l’élaboration de son projet, s’astreindre à un nombre incalculable d’exercices et de répétitions, compter sur l’aide de complices et le soutien financier d’un réseau, contourner les mesures de contrôle et produire des faux papiers, entrer par effraction dans les tours pour réaliser son « coup », lequel s’était déroulé à l’aube d’un petit matin de semaine, plus ou moins à l’heure où les avions détournés allaient percuter les tours vingt-sept ans plus tard. Pendant la traversée de Petit, les curieux rassemblés dans la rue avaient gardé les yeux levés au ciel, fascinés par le spectacle qui s’offrait à eux, exactement comme pendant les attentats où il était impossible pour les témoins de détourner le regard du sommet des tours qui brûlaient. Dans les deux cas, les services d’urgence, policiers et pompiers, avaient été appelés en renfort sur la scène de l’« attentat », la première fois au milieu des rires et des applaudissements, la deuxième fois au milieu des cris de détresse et d’agonie des prisonniers du brasier. Au moment où Petit s’avançait au-dessus de l’abîme, sur le fil tendu entre les tours, personne ne pouvait se douter qu’au « crime artistique du siècle » succéderait un jour le « crime terroriste du siècle », un crime qui ouvrirait sous les pieds de l’humanité un tout autre abîme que celui au-dessus duquel le funambule avait marché.

L’exploit de Petit avait présidé à la naissance des tours, il avait célébré le miracle de leur venue au monde ; l’exploit des membres d’Al-Qaïda avait sonné l’heure de leur disparition, au prix d’un extraordinaire déchaînement de violence et d’horreur. Pourquoi fallait-il qu’il y eût deux tours et non pas une seule ? À cette question, Philippe Petit aurait répondu simplement : pour que je puisse tendre mon fil et passer de l’une à l’autre. Tout l’art du funambule tenait à cette faculté rare de tenir en équilibre entre deux points. C’est ce qu’il avait fait à Notre-Dame de Paris, dont les tours passeraient tout près de s’écrouler lors d’un incendie accidentel au printemps 2019, puis sur le Harbour Bridge en Australie. Le funambule avait besoin que les pôles opposés cohabitent et se complètent, qu’ils existent ensemble, aussi solides et nécessaires l’un que l’autre ; c’était la condition préalable de son métier, cela même qui lui permettait de faire son œuvre d’artiste. Et je songeais soudain, en revoyant les photos en noir et blanc du jeune funambule, tout sourire, tenant sa longue perche en équilibre au-dessus du vide, que ce qui avait disparu avec les attentats du 11 septembre 2001, ce n’était pas seulement des tours : c’était la possibilité de réunir des pôles opposés dans un même parcours, de tracer un chemin de l’un à l’autre.

L’empire invisible – Essai sur la métamorphose de l’Amérique

L’empire invisible – Essai sur la métamorphose de l’Amérique

Leméac

240 pages

À lire demain : « Ça ressemble à Hollywood, mais c’est la réalité »